Depuis de nombreuses années, Claus Guth est l’un des metteurs en scène d’opéra les plus demandés dans le monde. On peut voir ses mises en scène de Vienne à Barcelone, d’Amsterdam à Zurich, de Londres et Milan à Lyon, de Glyndebourne à Aix-en-Provence (été 2022) et Salzbourg, de Madrid et Moscou à Toronto et New York ; et bien entendu en Allemagne, son pays natal : Berlin, Hambourg, Francfort, Munich, Bayreuth… Tout comme depuis 2016 à l’Opéra national de Paris.
Qu’est-ce qui fait la spécificité de Claus Guth ? En raison de ses origines, on l’apostrophe parfois comme un représentant de ce qu’on appelle le « Regietheater » allemand.
Généralement, on entend par là un style de mise en scène qui cherche à attirer l’attention par une réécriture arbitraire des œuvres du répertoire classique, disgracieux du point de vue esthétique et délibérément provocateur. Des caractéristiques inopérantes à l’égard de Claus Guth.
Lorsqu’il place l’action de La Bohème dans l’espace, c’est tout sauf fortuit. Bien au contraire, c’est pour viser le cœur de cette partition ; il n’y en a guère d’autre où la métaphore du froid est aussi présente, dans le texte comme dans la musique. Il suffit de penser au début de l’acte III, à la scène de la Barrière d’Enfer. Ou au manchon de Mimi qui réchauffe un peu ses mains toujours gelées. Où fait-il plus froid que dans l’espace ? Et où a-t-on entendu une telle vastitude planétaire (et non, justement, l’étroitesse d’une mansarde) que dans les duos de Mimi et Rodolfo ?
De quoi parle l’opéra de Puccini ? À la fin, un groupe de jeunes gens se retrouve impuissant face à la mort de l’un d’entre eux. Leurs espoirs sont brisés, dans le domaine de l’art comme en amour. Claus Guth accentue ce constat, en envoyant dès le départ les protagonistes vers une mort certaine dans leur vaisseau spatial défectueux et en vrille. Les réserves d’oxygène s’épuisent, l’atterrissage sur une planète loin de la Terre devient la station finale. Seuls restent les souvenirs. Le texte à l’origine du livret, les Scènes de la vie de bohème de Mürger, est lui aussi comme un souvenir « idéalisé » de la jeunesse, écrit par des messieurs d’un certain âge. Le souvenir d’une époque où tout semblait possible. Des souvenirs qui se matérialisent. Et soudain, une image réconfortante de Paris surgit dans le vaisseau high-tech : le café Momus, le vendeur de jouets, le petit tapage que fait Musette pour faire fuir son riche protecteur… Tout est là, mais dans le souvenir. Et à la surface aride de la planète étrangère qu’on ne peut fouler qu’en combinaison de cosmonaute, apparaît un solitaire ballon de baudruche rouge.
Prenons Rigoletto : lorsque l’immense plateau de l’Opéra Bastille se transforme en une gigantesque boîte en carton, quelle en est la signification ? Là aussi, c’est tout sauf arbitraire. Le bouffon bossu est, comme Verdi l’indique clairement, dès le début frappé par une malédiction. La tragédie de l’amuseur qui tente de dissocier son bonheur personnel de père de son rôle cynique à la Cour, en enfermant de façon stricte sa fille adolescente, et qui, précisément pour cette raison, deviendra à la fin l’assassin de Gilda, se déroule avec une logique implacable. D’autant plus implacable que nous voyons Rigoletto dès le début comme un être brisé. Sa vie est détruite. Son existence tient dans une boîte en carton à l’intérieur de laquelle il n’y a rien d’autre que le bonnet de fou et la robe tachée de sang de sa fille dont il a lui-même causé la mort. Des objets qui lui font revivre sans cesse la tragédie. Par le dédoublement du personnage (à côté du baryton, un comédien incarne sur scène le vieux Rigoletto), il devient un spectateur impuissant des scènes-clé qui ont provoqué la catastrophe. Ce qui est advenu est advenu, rien ne peut l’arrêter. Ainsi, tout l’univers de ce drame captivant tient dans une boîte en carton et nous saisit justement par cette réduction. Les lieux sont indiqués par quelques rares éléments de décor, l’histoire imaginée par Victor Hugo est réduite à sa substance et les clichés habituels sont contournés avec élégance.
Bien entendu, derrière de telles mises en scène, il y a aussi la volonté de faire parler d’une manière nouvelle les œuvres du répertoire largement connues. Mais toujours avec la volonté de pénétrer au cœur de ces œuvres. En partant non du livret, mais surtout de la musique. Sur ce plan, Claus Guth est totalement impulsif et se fie entièrement à son instinct : si une partition ne lui parle pas de façon directe, si les sons ne mettent pas en mouvement son imagination, il refuse de mettre en scène la pièce. L’écoute intuitive de la partition est suivie par l’étude de celle-ci, scène après scène. Une lecture précise est élaborée pour ensuite laisser beaucoup de liberté lors des répétitions aux chanteuses et chanteurs qui peuvent développer leur jeu et souvent se dépasser à l’intérieur d’indications précises.
Né à Francfort-sur-le-Main, le metteur en scène s’intéresse dans un premier temps au cinéma. À 16 ans, il tourne déjà des courts métrages en super 8. À l’université de Munich, il suit des études de philosophie, de lettres allemandes et de théâtre avant de faire des études de mise en scène à l’Académie de théâtre August Everding de Munich. Son intérêt pour le cinéma est resté vif et se concrétise dans ses productions par l’utilisation multiple de projections vidéo, cependant jamais réduites à un rôle d’accessoire décoratif.
En plus de 30 ans, un corpus multiforme de mises en scène s’est constitué. Wagner et Strauss en sont ses axes essentiels. Le cycle Mozart-Da Ponte monté pour le Festival de Salzbourg, est devenu mythique. Il a été complété par La Clemenza di Tito et Lucia Silla ainsi que par le fragment de Zaïde pour lequel Claus Guth a demandé à la compositrice israélienne Chaya Chernowin d’écrire une suite complémentaire. Il en va de même pour The Fairy Queen de Purcell : en collaboration avec le compositeur Helmuth Oehring, l’artiste a associé aux airs et chœurs baroques des sons contemporains.
Au Theater an der Wien, un cycle Monteverdi a vu le jour. Aux côtés de Verdi et Puccini, le répertoire français est présent avec des œuvres comme Pelléas et Mélisande, Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas et, à Francfort en juillet 2021, Dialogues des carmélites. Pour le répertoire allemand, on peut nommer Fidelio de Beethoven, Fierrabras, opéra rarement donné de Schubert, et l’opérette La Veuve joyeuse de Lehár.
Au début de sa carrière, ce sont surtout les mises en scène d’opéras contemporains qui ont fait connaître Claus Guth. Les créations mondiales comprennent entre autres, en dehors de celles déjà mentionnées, des œuvres de Peter Ruzicka, Beat Furrer, Klaus Huber, Luciano Berio et Pascal Dusapin. Une autre pièce a été créée à l’Opéra national de Paris : Berénice d’après Racine, du compositeur suisse Michael Jarrell, présentée en première mondiale au Palais Garnier en 2018. Cette production est typique d’une autre caractéristique du travail de Claus Guth : son intérêt pour la profondeur psychologique des personnages et des thèmes. « Psychotrip » époustouflant à l’intérieur d’un amour impossible, Bérénice a captivé le public parisien.
Débusquer les nœuds qui relient les personnages d’un opéra aux traumatismes de leur enfance, leurs émotions refoulées jusque dans les ramifications les plus fines, scruter derrière le sujet d’apparence féerique ou mythique ses aspects psychologiques, voilà une des forces de Claus Guth, tout comme son instinct lui permettant de découvrir de telles strates dans la musique. Son regard disséqueur fait alors souvent naître des images poétiques.
Un autre axe important est Georg Friedrich Händel. À côté d’opéras tels que Rodelinda ou Orlando, ce sont les oratorios qui attirent particulièrement Claus Guth. Une œuvre comme Le Messie se transforme en un drame familial saisissant qui nous montre des êtres humains dans des situations limites. Ainsi, les questions existentielles de la faute et de la rédemption et de ce qui arrive après la mort, deviennent aussi urgemment palpables qu’elles l’étaient pour Händel. Saül et Jephta sont deux autres oratorios basés sur des sujets bibliques. Contrairement au Messie, ces oratorios sont chargés d’action. Néanmoins, le rôle du chœur leur confère une dramaturgie différente de celle d’un opéra, offrant des possibilités scéniques qui leur sont propres. Dans Jephta, il suffit de quelques éléments de décor abstraits, comme ces lettres géantes qu’on peut percevoir en tant qu’écriture, mais qui créent également des espaces.
À chaque fois qu’il se lance dans un nouveau projet, Claus Guth pose la question suivante : quel est mon intérêt spécifique pour cette œuvre ? De quoi parle-t-elle au fond ? Ce n’est que lorsque la réponse à cette question indique une direction précise qu’il s’intéresse à sa mise en œuvre esthétique. Ce qui est reconnaissable n’est donc pas tant une esthétique spécifique que l’écoute précise de la musique de chaque œuvre, et l’amour des chanteuses et des chanteurs qui sont finalement la source d’inspiration principale pour ce metteur en scène.