Fascinée par Maria Callas, Marina Abramović livre avec 7 Deaths of Maria Callas un spectacle à la croisée du théâtre lyrique, de l’art vidéo et de la performance en direct. Rassemblant des grands airs du répertoire de la diva américaine, l’artiste – figure majeure et pionnière de l’art performatif – compose une litanie visuelle où se déploie le motif tragique et polymorphe de la mort d’amour.
Dans quelles circonstances avez-vous découvert Maria Callas ?
J’avais 14 ans, je prenais le petit-déjeuner dans la cuisine de ma grand-mère à Belgrade, en Serbie. Nous écoutions la radio sur un vieux poste en Bakélite qui diffusait en boucle de la musique et les nouvelles. La voix de Maria Callas s’est soudain fait entendre. J’ignorais qui chantait, mais je me souviens avoir eu une réaction émotionnelle très forte. Je me tenais debout, les yeux fermés et me suis mise à pleurer. Le speaker a annoncé son nom et j’ai immédiatement tout voulu savoir sur elle. Ma passion a commencé ainsi.
Quand avez-vous envisagé de l’associer à votre travail ? Comment s’est-elle retrouvée au cœur de votre création ?
En 1989, le Centre Pompidou m’a consacré une exposition dont le commissaire était Jean-Hubert Martin. À cette époque, le ministère de la Culture lançait un appel à projet autour des émotions suscitées par la mort, auquel il m’a proposé de postuler. Nous avons beaucoup de mal à faire face à la réalité de la mort. Si à la télé vous voyez des images de décapitation, de torture, dans des contextes de guerre, vous changez immédiatement de chaîne. En revanche, si vous êtes confrontés à la mort dans le contexte d’un film, avec des actrices et des acteurs sur-esthétisés, vous n’aurez pas de mal à vous identifier à leur personnage et à ressentir leurs émotions. Je me suis alors demandé comment combiner ces deux expériences mortuaires. Je suis allée au nord du Brésil, en Amazonie, où se trouvaient des mines d’or aujourd’hui fermées. Un lieu où les femmes ne s’aventuraient pas, au risque d’être violées et tuées. J’y ai été témoin de décès quotidiens d’ouvriers, victimes d’éboulements de la terre qu’ils creusaient dans des conditions extrêmement dangereuses. Je souhaitais filmer ces morts et monter les images avec des séquences de sacrifices à l’opéra. Le projet a été jugé trop compliqué et fou à l’époque, mais l’idée de combiner la mort et la scène a continué de m’habiter. Il y a une dizaine d’années, j’ai eu l’idée de réunir sept réalisateurs pour me mettre en scène dans sept morts liées à l’amour et au sacrifice. Mais le projet s’est avéré impossible. C’est finalement le directeur du Bayerische Staatsoper, Nikolaus Bachler, qui m’a sollicitée pour travailler sur une production de Barbe Bleue. À la place, je lui ai proposé le projet de 7 Deaths of Maria Callas.
Comment s’est opéré le choix des sept arias et la construction dramaturgique de ce spectacle mêlant différents medias ?
Au départ, deux choses entrent en contradiction : la brièveté de la mort, en tant qu’événement, et la durée des représentations d’opéra, qui me paraissent souvent longues. Aussi j’ai pensé : pourquoi ne pas se concentrer sur la fin des œuvres et ne montrer que ces morts d’amour, dont les airs nous hantent tous ? Le spectacle est aussi motivé par le souhait de renouveler le public d’opéra en m’adressant aux jeunes générations et publics qui ne sont pas familiers de cette forme artistique, de revitaliser le genre et de lui offrir de nouvelles perspectives. J’ai ainsi associé des films à la performance en direct. Si les scénographies de théâtre lyrique font souvent appel à la vidéo, celle que j’utilise n’a pas un rôle d’arrière-fond. Elle participe à la complexité de l’installation où l’on ne sait pas toujours si les acteurs sont incrustés dans l’écran ou bien vivants. Dans les films, Willem Dafoe a le role de me tuer encore et encore. Ces séquences accompagnent des airs de Callas très connus, interprétés par des femmes que je voulais différentes les unes des autres, à l’image de la pluralité des morts représentées. Dans certaines scènes, comme Otello, je fais aussi référence à mon travail où le serpent est récurent.
Votre pratique de la performance vous permet d’entretenir un rapport direct avec le public dont vous êtes, sur scène, séparée. Comment avez-vous envisagé la convention théâtrale du quatrième mur ?
Au début de ma carrière, je détestais le théâtre. Le fait d’incarner quelqu’un d’autre que soi et de rejouer tous les soirs le même rôle me paraissait terriblement artificiel. Les choses sont désormais différentes. Ma pratique artistique étant clairement établie, je suis tout à fait à l’aise avec des formes différentes de la mienne que j’accueille avec beaucoup de curiosité. Lorsque j’ai collaboré avec Willem Dafoe sur le projet de Robert Wilson Life and Death of Marina Abramović, il m’a ouvert les yeux sur la possibilité de mettre de soi et de la vérité dans un personnage. J’ai été très intéressée par le travail théâtral. L’opéra, c’est encore autre chose qui nécessite une direction de chanteurs. Je ne l’avais pas expérimenté en réalisant la scénographie et le concept de Pelléas et Mélisande dans la production de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet.
Vous parlez de mettre de soi dans un rôle. Or ici, vous allez au-delà de l’interprétation de la Callas et créez une ambivalence quant au personnage auquel on fait face…
On oublie que ces sept morts sont suivies par une huitième qui nous amène dans l’exacte réplique de la chambre où Callas est décédée. Les peintures, ses somnifères sur la table de chevet, tout y est. Alors que je suis dans cet espace interprétant Callas, c’est aussi moi-même que j’interprète. Lorsqu’elle regarde les photos de Visconti, Pasolini, Onassis, avec lesquels elle a partagé des moments importants, ce ne sont pas ces hommes que je contemple mais ma famille, mes amis, mon propre mariage rompu qui a failli me tuer. Les registres émotionnels de deux personnes se superposent alors sur un même plan. C’est en effet un rôle double.
En choisissant des scènes de mises à mort, vous inscrivez le spectacle dans la continuité de vos performances qui soulignent le tragique propre à la vie, tout en la célébrant…
La
mort est l’un des événements essentiels de la vie. Plus vous parlerez
de la mort et y serez confrontés, plus vous apprécierez la vie. Vous comprenez combien
elle est fugace et qu’elle peut prendre fin n’importe quand. Cette idée infuse mon travail et explique mon intérêt pour
ces différentes façons
de mourir. Mais
ici, la mort est vraiment
liée à l’amour, à ce sentiment de déchirement universel et vieux comme
l’humanité. Nous tombons
tous amoureux et éprouvons tous la sensation
que le monde va s’écrouler à la suite
d’une rupture. N’importe
qui dans le public partage cela avec moi et peut projeter
sa propre histoire
sur la mienne ou celle de
Callas.
Ces morts féminines sont l’œuvre de compositeurs du XIXe siècle et contemporaines d’une époque de rapports largement dominés par les hommes. Par certains aspects, ne vous semble-t-il pas que Maria Callas ait fait sien le statut sacrificiel de ces personnages qu’elle a incarnés ?
Après avoir vu le film Maria by Callas qui dévoile des interviews inédites, j’avoue avoir été en colère contre elle. Sa soumission à l’homme y est criante. Elle dit que si Onassis l’avait épousée et s’ils avaient eu un enfant ensemble, elle aurait abandonné le chant, sa vie. Elle était ce type de femme. En ce qui concerne, j’ai cru mourir d’amour lorsque mon mari m’a quittée. Mais mon travail m’a renforcée et m’a sauvée. Lorsque vous possédez un talent comme le sien qui s’apparente à un don divin, vous vous devez de le partager avec les autres.
Repousser vos limites est l’une des choses qui vous lie à Maria Callas. Pourriez-vous revenir sur l’exigence physique que nécessite votre travail ?
Beaucoup de choses nous rapprochent : nous avons toutes deux eu des enfances difficiles, des mères très dures avec lesquelles nous étions en conflit. Plus jeune, je me comparais aux photos de la Callas et me disais combien je lui ressemblais physiquement. Mais plus que l’aspect physique, c’est le mélange de fragilité et de force qui nous rapproche. Elle était émotionnellement vulnérable, pleine de délicatesse, et tout à la fois si charismatique et généreuse sur scène. Il s’agissait d’une artiste hors norme qui donnait tout. Dans ce même sens, les gens pensent que je suis indestructible, or mes amis savent combien je suis fragile. Elle a eu des mots dans lesquels je me reconnais pleinement : « Lorsque je me produis, une partie de mon cerveau est totalement sous contrôle, l’autre partie est détachée et libre. Il vous faut alors trouver un équilibre entre ces deux états pour donner le meilleur de vous-même. »
Cet équilibre entre maîtrise absolue et totale liberté correspond exactement à ce que je cherche quand je réalise une performance. Gandhi a dit quelque chose qui illustre bien la vie de luttes, de tristesse mais aussi de victoire, que je partage avec Maria Callas : « D’abord ils vous ignorent, ensuite ils se moquent de vous, ensuite ils vous combattent et finalement vous gagnez. »
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