En 2013, une nouvelle production des Puritains, mise en scène par Laurent Pelly, entrait au répertoire de l’Opéra national de Paris. À l'occasion de la reprise de cet ouvrage cette saison à l'Opéra Bastille, découvrez l'entretien que Laurent Pelly avait alors accordé au magazine de l’Opéra. Il y exposait sa fascination pour la dernière œuvre de Bellini, les enjeux scénographiques auxquels il avait été confronté et l’utilisation de la vidéo comme ressort dramaturgique.
En tant que metteur en scène de théâtre et d’opéra, vous fréquentez assidûment le XIX e siècle. Comment situez-vous Les Puritains dans votre géographie personnelle de cette période ?
Laurent Pelly : Entre l’opéra romantique et le bel canto . Ce qui me fascine dans le dernier opéra de Bellini, je crois que c’est avant tout le chant. Il est vrai que j’ai beaucoup travaillé sur le XIXe siècle, mais plutôt sur la seconde moitié. Je n’ai jamais vraiment abordé le bel canto : ni Rossini, ni Verdi – à l’exception de La Traviata que j’ai mise en scène à Santa Fe. Mais La Traviata n’est déjà plus du bel canto : c’est du théâtre. Je me souviens que lorsque j’ai fait L’Elixir d’amour à l’Opéra Bastille – mon premier Donizetti – je me posais beaucoup de questions : certes c’était une pièce comique, très théâtrale, certes ce n’était pas l’aria da capo de Haendel... mais je ne me trouvais pas moins en présence d’un code nouveau pour moi, un code fait de répétitions et de variantes... loin du dialogue chanté. Or, en tant que metteur en scène, ce qui m’intéresse avant tout, c’est de me servir de la forme pour raconter une histoire. Pour « L’Elixir », petit à petit, en utilisant l’énergie des chanteurs, j’étais parvenu à apprivoiser ces codes, à les rendre vivants, à donner du sens à la moindre note, à ne jamais laisser la musique se dérouler gratuitement. Aujourd’hui, j’en suis exactement au même point avec Les Puritains : comment, à partir de cette nouvelle matière musicale, construire une théâtralité ? C’est la question à laquelle nous allons tenter de répondre avec le chef et les interprètes. Mon plus grand plaisir est de travailler au plus proche des chanteurs et des chœurs, de prendre appui sur leur interprétation pour dessiner ma mise en scène.
Dans une œuvre telle que Les Puritains , le chant – plus que le livret – représente pour vous le véritable enjeu de la mise en scène ?
Oui. Je pars du principe que la musique prédomine parce que l’intrigue est étrangement construite. Sérieuse sans l’être tout à fait. Comment comprendre sinon qu’au début de la pièce, les habitants de la forteresse en liesse annoncent le mariage d’Elvira avec un homme du camp adverse sans que la jeune femme semble être au courant ? Comment comprendre qu’elle essaie son voile nuptial sur une prisonnière qu’elle ne connaît pas, qui se révèlera être la Reine et qui s’enfuira avec Arturo. Tout cela me semble davantage tenir du fantasme que de la réalité. C’est ce qui a motivé notre décision de raconter cette histoire à travers le regard subjectif d’Elvira. Tirer ce fil nous a permis de construire une dramaturgie solide, quitte à s’éloigner de la réalité historique, mais en se référant constamment à la musique. D’ailleurs, cette trame historique m’apparaît davantage comme un prétexte que comme un ressort profond du drame. Contrairement à Victor Hugo qui, lorsqu’il écrit son Cromwell , réunit une documentation considérable, interroge passionnément – à travers la figure du Lord-protecteur – son rapport au mythe napoléonien et à sa propre époque, je ne crois pas que Bellini et son librettiste Pepoli se soient réellement passionnés pour l’Angleterre du XVIIe siècle et le conflit entre Royalistes et Puritains...
Cette façon de raconter une histoire à travers les yeux d’un personnage semble tenir davantage des codes de l’écriture romanesque ou cinématographique que de ceux du théâtre...
Ce sont des médias qui m’inspirent beaucoup. Le cinéma, surtout. J’appréhende souvent l’espace scénique – la construction d’une scénographie – à travers les mouvements d’une caméra imaginaire. Champ, contrechamp, travellings , plans d’ensemble et plans rapprochés... Au théâtre, comment puis-je transposer ces techniques cinématographiques ? Comment puis-je obtenir un rythme de montage ?
© Les Puritains, Opéra Bastille, 2019 © Sébastien Mathé / OnP
Pour Les Puritains , comment traduisez-vous ce principe de « caméra subjective » avec les moyens proprement théâtraux que sont la scénographie, les costumes...?
L’idée était de traiter l’époque – en jouant en costumes et dans un décor historiques – tout en la revisitant : créer un univers mental, rêveur. Avec ma scénographe Chantal Thomas, nous avons imaginé un objet scénographie assez fou, à la fois pur et très complexe. Le décor représente un château anglais inspiré du XVIIe siècle, mais qui se réduirait à ses angles et à ses arrêtes : une immense cage sur un plateau tournant qui enferme le personnage dans un monde rigoureux et austère, historique et irréel. Il en va de même pour les costumes, pour lesquels j’ai travaillé sur des lignes d’époque mais complètement épurées, avec des matières qui ne sont absolument pas réalistes. Nous traitons le chœur, par exemple, d’une façon très graphique. Il apparaît comme un ensemble de pions sur un grand échiquier, des silhouettes extrêmement rigides. Le monde est comme vu à travers le regard d’une Elvira en proie à la folie.
Le recours aux projections vidéo – assez rare dans vos mises en scène – participe-t-il également de ce processus ?
Oui, et c’est intéressant parce que l’utilisation d’un tel dispositif est nouvelle pour moi. C’est une expérience supplémentaire que je tente avec ces Puritains . A certains moments du spectacle sont projetées des images en noir et blanc, des plans rapprochés des personnages, qui nous font perdre nos repères spatiaux et contribuent à cette atmosphère cauchemardesque, cet enfermement dans l’espace mental d’Elvira. Par extension, cette idée dramaturgique me permet également d’aborder le thème du personnage féminin sacrifié, comme dans toutes les œuvres - ou presque - du XIXe siècle.
© Les Puritains, Opéra Bastille, 2019 © Christophe Pelé / OnP
La question de la condition des femmes au XIXe siècle est-elle un sujet qui vous touche particulièrement ?
Non pas la condition des femmes, mais plutôt la jubilation qu’éprouve le spectateur du XIXe siècle à voir souffrir, et souvent mourir, les grandes héroïnes, sacrifiées sur l’autel de la morale bourgeoise. Je viens de refaire La Traviata cet été... Manon est dans le même cas, Carmen également... Parce que ces femmes sortent de la norme, sont en quête de liberté, il y a une sorte de scandale, mais aussi d’excitation réactionnaire à les voir payer de leur vie leur désir d’émancipation. Certes, dans Les Puritains , Elvira survit, mais elle fait tout de même l’expérience de la folie. Et comme elle vit dans un univers guerrier, très masculin, au sein duquel elle tente de vivre ses désirs, je trouve que rêver la pièce à travers ses yeux a du sens.
Parallèlement à la carrière prolifique que vous menez à l’opéra, vous travaillez très régulièrement au théâtre. Que vous apporte ce va-et-vient entre l’art dramatique et l’art lyrique ?
Même si les deux sont liés, même si j’ai l’impression de faire le même métier, travailler à l’opéra a beaucoup apporté à l’homme de théâtre que j’étais. Ce qui m’intéresse beaucoup dans l’art lyrique, c’est la « convention absolue » : dès lors qu’un personnage chante, il faut trouver, inventer des solutions pour pouvoir continuer à rêver. Et comme j’aime justement construire des dramaturgies oniriques, cette « contrainte » me convient parfaitement. L’opéra m’a également appris les grands espaces : c’est très rare que l’on travaille sur d’aussi grands plateaux au théâtre. Et puis, les hasards des programmations ont fait que j’ai beaucoup travaillé sur le répertoire du XIXe à l’opéra et qu’au théâtre, j’ai monté dernièrement deux pièces de Victor Hugo. Alors forcément, les univers se mettent à dialoguer - les époques, les styles, les façons d’envisager le spectacle...
Vous faites souvent référence à Victor Hugo, que, de fait, vous avez beaucoup mis en scène. Vous avez dit en plaisantant, qu’au théâtre, vous pourriez très bien vivre en ne montant que Shakespeare et Hugo. En quoi ces deux auteurs nourrissent-ils particulièrement votre théâtre ?
Hugo et Shakespeare - qui l’inspirait beaucoup - sont pour moi deux grands maîtres parce que leur théâtre mêle intimement tragédie et comédie humaines. Récemment, j’ai mis en scène Macbeth : il s’agit d’une pièce terrible, violente, sanglante, mais dans laquelle je ne peux m’empêcher de voir une dimension farcesque - qu’a très bien perçue Jarry dans « Ubu » - : assassiner tout le monde pour s’approprier et conserver le pouvoir, se murer dans sa propre folie... Cette façon qu’ont Shakespeare et Hugo d’osciller constamment entre la profondeur et légèreté m’aide beaucoup à appréhender les œuvres que je mets en scène, jusqu’à cette production des Puritains : ce château-prison gigantesque et transparent, cette guerre meurtrière et dérisoire...
Comparées à celles d’autres metteurs en scène dont les esthétiques sont immédiatement identifiables, vos mises en scène se suivent mais ne se ressemblent pas – alors même que vous collaborez souvent avec la même scénographe. Est-ce un souci permanent que vous avez de vous renouveler, d’inventer sans reproduire ?
Je ne me pose pas tout à fait le problème en ces termes. Disons que j’ai la conviction que c’est l’œuvre qui doit m’imposer son esthétique. C’est pour cette raison que ma mise en scène des Puritains ne ressemblera ni à Giulio Cesare , ni à L’Elixir d’amour , ni à Platée . Avec ma scénographe Chantal Thomas, nous n’avons aucune recette. Nous aimons toujours repartir à zéro. Bien sûr, j’ai des obsessions, et ma façon de raconter les histoires s’en ressent : je suis fasciné par l’illusion théâtrale, et cette fascination peut se retrouver d’un spectacle à l’autre. Mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est de me laisser complètement imprégner par l’œuvre. Il arrive que j’éprouve le besoin de transposer, de changer l’époque, de déstructurer une œuvre, parce que nous n’avons plus les références culturelles pour la comprendre. Mais pour d’autres, je m’y refuse absolument. Je viens par exemple de remonter au Japon L’Enfant et les sortilèges . Quand je mets en scène un chef-d’œuvre si complexe dramaturgiquement et scénographiquement, mon rôle est d’abord de tout faire pour qu’il « fonctionne ». Si je commence à le déstructurer, je risque de le tuer...