À ta guise, Hoffmann ! Dispose de moi comme tu l’entends. Baptise-moi, par exemple, Coppélius. Fais de moi un pitre, un mauvais génie, une baudruche. Ou encore un escroc, un margoulin, un Juif. Paye-toi de mots, puisque que c’est, paraît-il, ainsi que tu gagnes ta vie. Invente ! Après tout, c’est toi le poète. Sois tranquille : quelque nom que tu me donnes, quelque figure que tu me fasses, cela ne changera rien entre nous. Je serai là. Je l’ai toujours été.
Pour le reste, ne révèle que ce qui nous arrange. Fais comme si j’étais passé là par hasard, ne laisse rien transpirer de notre longue connaissance. Aux yeux du monde, présente une autre histoire. Peu importent les yeux du monde, je les tiens dans ma main, comme tu le sais. Laisse le monde dans sa nuit, cela vaut mieux, occupe-toi plutôt de ses oreilles. Raconte-lui ce qu’il lui plaît d’entendre : qu’un soir, tu es tombé amoureux d’une poupée mécanique, et que chacun en rit encore.
Insiste sur ceci : ce n’est pas ta faute, mais la mienne. Offre-leur ce demi-mensonge : un bouffon nommé Coppelius t’a vendu les lunettes qui t’ont fait prendre une vessie pour une lanterne, une poupée pour une passion. Pour les lunettes, il t’a prévenu, tu n’as pas voulu le croire : “Chacun de ces verres possède une âme qui colore, transforme, anime ou flétrit les objets.” Las, ce lorgnon de pacotille a fini par se briser, comme tout le reste.
Pour les apitoyer, raconte un peu mieux ton malheur : dis bien que tu as confondu le cœur battant d’une femme avec une mécanique, que son chant n’était que le glissement d’une carte perforée dans un engrenage, que ton pur amour fut trompé. Jusqu’à ce que les verres que je t’avais vendus finissent par te tomber des yeux.
Ne dissimule rien de la suite – à certains ridicules, tu dois bien consentir : tu raconteras aussi comment, encore pleine des victuailles qu’on venait de lui servir, la gueule des courtisans s’est fendue grande ouverte devant ta pâmoison imbécile, pour une créature imbécile elle aussi, poupée ou pis, automate, de ma fabrication (c’est moi qui ai fait ses yeux, appuie bien sur ce point, ce n’est pas un détail). Confesse aussi que la poupée, Olympia, s’est cassée non comme se fend un cœur mais comme se fracturent les miroirs : une fine couche d’argent sur du verre – cela, dit-on, porte malheur… Mais qu’est-ce que ça vaut ? Pas grand-chose.
Oui, on s’est moqué de toi. Et puis ? Des rires fusant dans des bulles de champagne, des rots et des hoquets : ce n’est rien, jusqu’à la migraine du lendemain. De ta tendre ivresse, ta valse emballée, ton transport, il n’est resté que les vides oripeaux, vides comme les verres oubliés de la fête, lambeaux et murmures, racontars et ragots, comme disent les Italiens, “un petegolezzo”.
Il est certes bien douloureux de voir son amour réduit à cela. Mais ce n’est pas cher payé. En devenant leur risée, tu t’en tires à bon compte. Entre toi et moi, il n’y a pas de quoi rire. Car le vrai automate n’est autre que toi-même. Avoue-le. Ou chuchote-le, si tu préfères. Tu sais bien qu’à part moi, personne n’écoute.
Non ? Tu veux décidément tout perdre. Car si tu n’avoues rien, poète, que pourra bien alors valoir ta poésie ? Il faut donc que je le dise à ta place ? Depuis le début, ce n’est pas toi qui agis, c’est moi. Reconnais-le enfin, il est grand temps. Tant de temps écoulé, comme du sable, depuis la première nuit, tu étais si petit, et pas poète encore.
Renverse le sablier et remonte à la nuit, à la première nuit et à toutes les suivantes. Lorsque tu m’attendais, terrifié, tous les soirs. Terrifié, mais tu m’attendais. « Voici venir l’homme au sable », disait ta mère, et tu tremblais. « Vite, au lit, les enfants », disaient ta mère, ta nourrice, « Vite, au lit, il va venir, il jette de grosses poignées de sable dans les yeux des enfants, puis il les enferme dans un sac, et les emporte sur la lune pour servir de pâture à ses propres petits. »
Mal renseignée, ta mère : je n’ai ni descendance ni origine. Les yeux, c’est à toi seul que je les fais miroiter. C’est toi que je nourris, tu as toujours tout gobé.
Si elle ignorait bien des choses, ta mère toutefois savait craindre. Ainsi, elle t’a prévenu, chaque soir : « Prends garde, mon fils, à l’homme au sable. » Chaque soir, tu attendais cela, moi, qui finirais par arriver, par venir vers l’enfant qui ne dort pas, assis sur son lit les yeux grands ouverts, et bientôt ébloui par une poignée de sable. On sait bien que je retire d’abord leurs prunelles aux enfants, les globes, je les sors tout sanglants de leur tête – D’où crois-tu que je tire ma formidable collection d’yeux ? Refermant tes paupières, tu continues de m’attendre, jusque dans ton sommeil, chaque soir. Il va venir, penses-tu, l’homme au sable, et, dans ta terreur, tu ne sais plus, tant tu me redoutes, si tu m’éloignes ou tu m’appelles. Moins tu me vois, plus tu m’imagines, mais, même en rêve, tu ne parviens jamais à me saisir. Ma face de sable s’écoule et se défait, devient une vaste plaine lunaire.
À force de ne pas me voir, tu m’as donné bien des visages. Je n’en voulais pas, mais tu me les as donnés. Le vieil avocat aux poings osseux et velus, c’était moi, le brocanteur en baromètres, c’était moi. Le marchand de lunettes, moi encore, le mécanicien piémontais, moi aussi. Aux yeux du monde, je me conforme à ce que tu écris. Que m’importent les yeux du monde, puisque je les tiens dans mes mains. Je peux bien poser, si tu le souhaites, au vendeur de baromètres, de thermomètres, d’hygromètres. Mais c’est seulement pour te complaire que j’endosse ces costumes, que je porte ces masques et joue ces comédies. Je n’en ai nul besoin. Un visage se prend et se perd, comme se vole un reflet dans le miroir. Comme se dérobent les yeux dans les chambres d’enfants. Je croyais que tu l’avais compris.
Veux-tu compléter pour la gloire le récit de tes amours ? Dire ce qui t’est arrivé à Munich, à Venise, ce qui t’arrivera encore ? Ne va pas y mêler les magies. Tu as fait de moi un alchimiste, c’est faux. Je ne change pas la poussière en or. De toute éternité, les cendres retournent aux cendres, et le sable au sable.
Eh oui, c’est malheureux, je ne peux offrir à tes élans que la distance qu’ils peuvent franchir. Une simple lorgnette suffit donc – tu la colles à ton œil manquant, et tu crois à chaque fois découvrir la lune, mais tu ne contemples que la lentille, l’œilleton qu’avec le temps j’ai parfait et poli.
Car, depuis le début, c’est moi qui dois tout faire. Les amours du poète ont besoin d’un objet, alors, à chaque fois, je me charge de la brocante. J’ai fait bien des trouvailles : Giulietta à Venise, Antonia à Munich, Stella… Je sais choisir celles qu’il te faut : endormies, immobiles, deux lourdes paupières fermées, un désert semé sur chacune, par mes soins. Surfaces lunaires qui se languissent de leur premier explorateur. C’est cet éternel paysage que tu as contemplé, une fois encore sans le reconnaître, avant de t’écrier : Olympia !
À Venise, à Munich ou ailleurs, je les choisis, moi seul, pour que tu puisses croire les trouver. Une poupée, une femme, au fond, pour toi, toutes se ressemblent, ton amour est plus aveugle que les autres. Mais les regrettes-tu vraiment, ces deux petits globes que je t’ai pris, dans la nuit de ton enfance ?
Avec Olympia comme avec toutes, avec Antonia auparavant, avec Giulietta par la suite, tu n’y auras vu que du feu. Une fois encore, poète, à mon signal, tu t’es enfiévré pour une ombre. Pour une poupée obscure. Je l’avais placée tout exprès dans ta ligne de mire, pâle comme une toile blanche et pourtant assombrie, offerte, inerte, et fixe. Un regard par la fenêtre, et cela t’a suffi. À cette créature de ferraille, tu as donné la sérénade : “Laisse, laisse ma flamme en toi verser le jour”, as-tu chanté. Quelle clairvoyance, tout de même, pour un homme ébloui ! Tu l’as bien vu, au fond, qu’il n’y avait rien à voir. Ou plutôt, tu n’as senti, comme sentent les bêtes, aucune chaleur derrière cette fenêtre, rien de vivant, que l’écrin de ta propre ardeur, ta vieille attente devenue la sienne, derrière un rideau, dans le noir.
Olympia, je ne l’ai allumée qu’à moitié. Derrière ses paupières jointes, j’ai placé des yeux. Bien, mais pas suffisant. À la pauvre poupée, il manquait la parole. Et tu connais, poète, la valeur des mots. Pingre tu me présentes, pingre sans doute je suis. Pingre et, à vrai dire, circonspect. Un mot, ai-je pensé, un seul et un très petit, ce sera bien assez – car figure-toi que la parole, cela m’inquiétait un peu. J’appréhendais les conséquences. Mets-toi, pour une fois, à ma place : les ressorts, les boulons, les rouages, passe. Les mots ne sont pas du même métal. Les mots sont des affaires plus graves que les vélins et les turbines, ils s’enfoncent dans la pierre, se fichent dans l’écorce des arbres. Il suffit d’un seul – au commencement, le verbe, après il se fait chair, tu connais, comme nous tous, la chanson. Encore heureux que cette pauvre chose, ta chimère, ta poétique chimère, ait pu se contenter d’un seul, et nul besoin d’être poète pour choisir celui qu’il fallait. Celui qui est le plus court et le plus définitif, le début de toutes choses… et pour un amant le seul qui vaille. Ce fut ton enchantement, ta malédiction, et la sienne… Misérable Olympia : elle n’a jamais su dire que oui.
“Oui”, et cela t’a suffi. C’est comme cela que tu aimes.
Veux-tu qu’on le dise à la foule ? Elle est montée sur des ressorts, notre poupée, mais c’est toi, l’automate. C’est toi qui suis, qui exécutes. Ton amour, c’est à chaque fois moi qui le conçois. C’est bien plus simple, je te l’assure, que de fabriquer une poupée. Ton amour, tu ne l’as jamais trouvé que là où je l’ai voulu. Pantin ! Amoureux-réflexe ! Mécanique dans tes émois, machinal jusque dans tes passions. Un seul visage, pour tous tes amours, poète. Je produis ce visage, tu le baptises comme tu veux, Antonia, Giulietta, Stella, toujours le même visage, poète aveugle et bête, c’est moi qui fais les yeux. Comme un trésor de billes, j’en ai dans ma poche des centaines, agates, sibéries, pépites, tous ces yeux ouverts dans la nuit, recouverts encore d’une fine couche de sable. Et pour toi, je compose avec, toujours la même chimère, à tête de femme, dont on dit parfois qu’elle est morte. Ou ne fut pas en vie.
Et te voilà maintenant qui implores tes grands dieux, ton ami, ou quoi encore, ta muse… Mais ta muse, pauvre ami, ne te sera jamais aussi fidèle que moi ! Les muses ont autre chose à faire, elles naviguent, papillonnent, et, compte là-dessus, il n’y a rien qu’elles aiment tant que de faire sentir leur absence. Alors que moi, tu m’as. N’écoute pas ceux qui te conseillent de ne pas lâcher la proie pour l’ombre – rien au monde n’est plus constant que l’ombre qu’on s’est attachée. Toutes ces nuits de ton enfance, passées à m’attendre, aurais-tu maintenant peur que je parte ? N’aie crainte, je serai toujours là. Et je jouerai mon rôle, fidèle, soir après soir. Amour après amour. Tu m’attendras, je viendrai. Chaque soir. Tu ne me verras pas.
Je te fournirai un objet, et avec tes yeux clos, tu ne verras en moi que l’artisan de tout ce qui se mesure : baromètres, thermomètres, hygromètres… Et ton amour, à quoi se mesure-t-il ? À qui ? Il est si facile à prévoir. Mais nous jouerons le jeu et nous lèverons ensemble le lourd rideau rouge du spectacle. Toujours le même visage, promis, je ne lui changerai jamais que les yeux. Chinoise, araignée, sibérie – je la ferai à chaque fois nouvelle, étrange autant que familière. Et après avoir déposé comme chaque soir le sable sur tes paupières, dans la nuit, je reprendrai ma veille. Tu aimeras encore, j’y veillerai, tu t’éveilleras encore, j’y veillerai. Tu souffriras encore, je prendrai les mesures qui s’imposent.