Avec Les Troyens s’achève le cycle Berlioz qui aura permis d’entendre Philippe Jordan diriger, en 2015, La Damnation de Faust, suivi en 2017 et 2018 de Béatrice et Bénédict et Benvenuto Cellini. Un voyage dans l’univers du plus révolutionnaire des compositeurs français du XIXe siècle, sur lequel revient le directeur musical de l’Opéra.
La programmation des Troyens est symbolique puisqu’il s’agit du premier opéra donné sur la scène de Bastille dont nous célébrons cette saison les 30 ans !
Philippe Jordan : Oui, cette production, mise en scène par Dmitri
Tcherniakov, est la troisième à l’Opéra Bastille, après celles de Pier Luigi
Pizzi et Herbert Wernicke, avec, à la direction, Myung-Whun Chung et Sylvain
Cambreling. D’un point de vue musical, il était important de programmer cette
œuvre en fin de cycle, à la suite de La
Damnation de Faust, Béatrice et
Bénédict et Benvenuto Cellini. Les Troyens est une pièce singulière
dans le catalogue de Berlioz. Il s’agit de son œuvre majeure, son grand opéra. Benvenuto Cellini était déjà une œuvre
de grande envergure mais comique. Ici, avec ce sujet tragique, Berlioz
s’oriente davantage encore vers le grand opéra français dans le sens de
Meyerbeer. Les Troyens révèle la
pleine maîtrise de ses moyens techniques et esthétiques.
D’après L’Énéide de Virgile, Les Troyens nous conte l’épopée d’Énée, prince troyen, fondateur mythique de l’Italie. Pouvez-vous revenir sur la quête de Berlioz d’un idéal antique ?
Ph.J. : D’une
œuvre à l’autre, je constate la fidélité de Berlioz à un style flamboyant,
combinée à une volonté de créer un univers singulier pour chaque sujet. Pour La Damnation de Faust d’après Goethe, il s’est orienté vers un style allemand
influencé à la fois par Weber et son Freischütz,
Schumann et Mendelssohn, comme le laissent entendre les chants des
étudiants. Dans Benvenuto Cellini,
qui renvoie à l’histoire italienne, on entend beaucoup de Rossini, un peu de
Bellini et de Donizetti également. Béatrice
et Bénédict, qui évoque aussi l’Italie, rend subtilement compte
d’atmosphères méridionales. Avec Les
Troyens, il part cette fois en quête du style antique. Or à l’époque, nous
n’avions que peu d’informations sur ce qu’était ce style. Berlioz va donc
l’inventer et créer un son. Sachant que, dans les temps anciens, il n’y avait
pas d’instruments à cordes joués avec archet, il va utiliser – notamment dans
le premier choral, celui où la ville de Troie exprime sa joie – des bois, des
cuivres, des timbales et des flûtes antiques – qu’on remplace aujourd’hui par
les hautbois – afin d’obtenir une sonorité étrange et archaïque. À l’exception
de l’arrivée de Cassandre, soutenue par une entrée de cordes qui brusquement apportent
une sensation de tragique, et de quelques pizzicati au violoncelle et à l’alto,
les cordes sont donc absentes.
Ce goût de l’antique nous renvoie à sa passion pour la musique de Gluck qui l’accompagnait depuis ses jeunes années…
Ph.J. : En
effet, cette recherche d’une esthétique antiquisante l’amène à emprunter à
Gluck, l’un des compositeurs qui, avec ses tragédies lyriques aux sujets
mythologiques, avait le plus œuvré à faire revivre ce passé musical. Berlioz
traite la voix chantée d’une façon similaire à celle du maître allemand et
compose des récitatifs accompagnés où la prosodie ressemble à celle d’Alceste. Les rôles principaux féminins
des Troyens ne sont pas écrits pour
des sopranos, là encore avec l’intention d’approcher le style de Gluck qui
favorisait les voix graves. Chez ce dernier, les grandes héroïnes sont des
mezzos, comme ce sera le cas chez Berlioz.
Quelles sont les exigences vocales des principaux rôles de l’œuvre ?
Ph.J. : Cassandre
est un rôle avec de beaux aigus mais son interprétation requiert un très bon
médium. Comparé à Didon, il est plus théâtral et exige de la chanteuse des dons
de comédienne. C’est davantage récité et plus expressif. Chez Didon, qui chante
toutes les grandes phrases lyriques, la beauté l’emporte sur l’expression.
Énée, comme les grands rôles masculins chez Meyerbeer, ou chez Rossini avec
Guillaume Tell, nécessite un ténor héroïque qui sache chanter lyrique, avec des
aigus extraordinaires, et une souplesse dans la voix que peu d’interprètes
possèdent. Le chœur a, quant à lui, une importance majeure, comme c’est toujours
le cas dans le grand opéra. Dans la première partie, Berlioz l’utilise à des
fins dramaturgiques très intéressantes : il incarne Troie, son peuple. Il reste
actif à Carthage, mais se trouve davantage en retrait et devient alors plus un
commentateur. Et ce, au profit des personnages principaux que sont Didon et
Énée.
Les Troyens éclaire sur l’influence manifeste de Gluck, mais il est un autre compositeur qui fut tout aussi important pour Berlioz, sinon plus, c’est Beethoven. Pouvez-vous revenir sur l’apport de son art pour le compositeur français en général ?
Ph.J. : L’influence
de Beethoven sur le jeune Berlioz est capitale. La filiation évidente entre la Symphonie
fantastique et la Pastorale en
atteste. Elles partagent la présence de parties chantées, la même tonalité et
une orchestration similaire. Tout en étant redevable à la Neuvième Symphonie de Beethoven, l’œuvre lyrique de Berlioz l’est
aussi à Fidelio. Plus tard, une fois
au contact de l’Italie, son écriture évoluera encore. La découverte de l’opéra
italien, et plus largement de la culture transalpine, de son patrimoine
artistique et historique, le mènera vers des chemins et des moyens encore
renouvelés.
Vous évoquez le travail d’orchestration. Or Berlioz était lui-même l’auteur d’un traité d’instrumentation et d’orchestration...
Ph.J. : Berlioz,
c’est évidemment l’orchestration ! Dans Les Troyens, chaque numéro a un son propre grâce à un travail
remarquable d’orchestration. Il développe ainsi des couleurs d’une grande
finesse. Mais sa maîtrise musicale dépasse ici le simple champ de
l’orchestration. Le traitement des mélodies contribue aussi pour beaucoup à
l’homogénéité et l’harmonie générale propre à l’œuvre.
Berlioz était tout à la fois un compositeur, un théoricien, un critique, mais aussi un dramaturge. Que peut-on retenir chez lui de l’articulation texte - musique ?
Ph.J. : Oui,
Berlioz n’était pas seulement un grand compositeur mais aussi un grand auteur
qui écrivait ses livrets, comme Wagner. Il n’est pas exagéré de dire que ces
hommes étaient des génies musicaux et de vrais poètes ; des artistes
ouverts à tous les arts. La qualité littéraire de leurs œuvres peut être
discutée, mais force est de constater une réelle synergie entre leur texte et
leur musique. Berlioz cherchait dans l’art une totalité, là encore comme
Wagner. C’était un grand visionnaire qui souhaitait développer des formes
originales. Déjà avec sa Symphonie
fantastique, ce désir s’exprimait dans le souhait de composer un poème
symphonique, de trouver des nouveaux moyens compositionnels, dans la lignée de
ceux initiés par Beethoven avec sa Neuvième
Symphonie, tant du point de vue de l’orchestration que de l’usage du texte
et du chœur.
Il est une figure emblématique du XIXe siècle musical qui fait le lien entre Berlioz et Wagner. C’est Franz Liszt, qui contribua à faire jouer et à promouvoir l’art du compositeur français…
Ph.J. :
Les aller-retour entre tous ces artistes étaient réguliers et féconds. Ils
partageaient l’ambition de révolutionner leur art, de composer la musique du
XIXe siècle. L’apport de Berlioz dans le domaine de la musique
symphonique est considérable. Sans la Symphonie
Fantastique, la musique de Wagner, les poèmes symphoniques de Liszt, et plus
tard ceux de Richard Strauss n’auraient pas été ce qu’ils sont. Strauss a
d’ailleurs complété le Traité
d’instrumentation et d’orchestration de Berlioz, qu’il connaissait
parfaitement. J’entends énormément de Berlioz dans son Don Quichotte. Non seulement du point de vue des moyens mis en
œuvre pour donner forme à une idée musicale à partir d’un sujet, mais aussi
dans l’orchestration. Certaines fanfares du poème symphonique de Strauss
renvoient très nettement aux Troyens.
Il est aussi intéressant de penser que Tristan
und Isolde de Wagner et Les Troyens
ont été composés au même moment. Par le traitement des voix, l’orchestration et
l’harmonie de sol bémol majeur, le duo entre Didon et Énée évoque sensiblement O sink hernieder Nacht der Liebe, duo
d’amour du deuxième acte de « Tristan » qui module cependant davantage. Ces maîtres se sont donc
réciproquement fascinés, compris, parfois déchirés. Mais on ne peut nier les influences
réciproques qu’ils ont exercées les uns sur les autres. Sans leurs rencontres,
la musique n’aurait pu évoluer. Les batailles ne se gagnent jamais seul !