Moi, Lel, qui ne suis qu'un personnage en apparence secondaire dans l'opéra de mon ami Nikolaï Rimski-Korsakov, je vais vous révéler le secret de son ouvrage. Quelle audace ! Direz-vous. En face de Snegourotchka, l'héroïne éponyme, pour ne rien dire du tsar Berendei, le maître de l'empire et notre Père chéri, qui suis-je en effet, sinon un pauvre berger ? Et pourtant, le secret, c'est moi qui le détiens. Je vais vous le dévoiler progressivement.
Pour commencer, écoutez le chœur des aveugles, au début du l’acte II :
Nos yeux éteints sont baissés vers la terre,
Dans la nuit sans aurore ils sont clos pour toujours.
Mais nos esprits clairvoyants aperçoivent
Autour de nous les royaumes de la terre.
Quel est ce tumulte qui s'élève partout ?
Et de déplorer le fracas des clairons et des armes, les clameurs de la guerre, les hécatombes de guerriers qui tombent sur le champ de bataille et arrachent des larmes à leurs veuves. Oui, le monde est livré à la déraison des hommes.
Les guerres ne sont que l'expression la plus voyante, la plus spectaculaire de cette folie, qui se manifeste à tous les étages de la vie quotidienne, et d'abord dans le domaine le plus familier aux créatures : l'amour, expérience à laquelle nul n'échappe. Eh bien ! Voyez comment les choses se passent. Koupava est éprise de Mizguir qui la dédaigne pour Snegourotchka, laquelle me préfère, moi qui ne m'intéresse pas à elle et n'ai que faire de ses sentiments. Bel opéra d'amour, en vérité ! Chacun court après celui ou celle à qui cet empressement déplaît, chacun fait son malheur en plaçant ses espoirs là où il n'a aucune chance de réussir. L'humanité est composée d'hommes et de femmes qui se déchirent les uns les autres, sans jamais trouver un accord. L'amour, que les niais présentent comme une promesse de paix et de bonheur, l'amour n'est qu'une source de conflits, l'amour est une calamité.
Le tsar lui-même est impuissant à rétablir un semblant d'harmonie. En vain s'efforce-t-il de réconcilier les amants qui se heurtent et se débattent dans des intrigues inextricables. Il constate, désabusé, que ses efforts n'aboutissent à rien. Mon ami Nikolaï a trouvé un moyen génial de souligner son impuissance. Dans tous les opéras russes, le tsar chante en voix de basse. La voix grave, qui descend dans les profondeurs, est, avec une barbe abondante, le signe de l'autorité et du pouvoir. Imaginez-vous Boris Godounov autrement qu'avec un timbre caverneux ? Or le tsar Berendei est un ténor ! Tout ce qu'il chante est ravissant, j'adore comme il roucoule, mais sa voix claire le désigne comme un personnage décoratif, sans véritable souveraineté.
Pauvre Snegourotchka ! Son nom signifie "Fleur ou Fille de neige" et elle aurait bien besoin d'aide ! Car, née de l'union de la fée Printemps et du roi Hiver, elle est venue au monde glacée, de corps et de cœur. Incapable d'éprouver le moindre amour, elle se languit dans une affreuse solitude affective. Peut-être, au fond, est-ce mieux pour elle car, malgré sa souffrance, il suffirait que le dieu Soleil Yarilo, qui mène la ronde des amours, jette les yeux sur elle, pour qu'elle meure, du choc trop brutal entre le froid qui l'emprisonne et la chaleur de l'astre. Retenez bien cette prophétie : le feu de l'amour serait fatal pour Snegourotchka, elle fondrait à des rayons trop ardents.
La fée Printemps, le roi Hiver, la Fille de neige : par le choix de tels personnages, Nikolaï indique que les éléments tiennent un rôle important dans son opéra, et qu'au lieu d'une salle de théâtre, le véritable décor devrait être la nature entière. Écoutez, dès le début, dans le prologue, un autre chœur, celui des oiseaux. Quelle idée que de faire chanter des volatiles ! Elle n'est justifiée et on ne la comprend que par rapport à la philosophie générale de l'ouvrage. Les hommes et les femmes ne sont pas les personnages principaux de l'opéra. Comment cela est-il possible ? me direz-vous. Un opéra n'est-il pas chanté obligatoirement par des hommes et des femmes ? Ténors, barytons ou basses, sopranos ou mezzo-sopranos, ne reconnaît-on pas en eux des êtres au sexe déterminé, qu'on distingue nettement par leur timbre ? Snegourotchka et Koupava sont sopranos, la fée Printemps mezzo-soprano, le tsar Berendei ténor, Mizguir baryton, le roi Hiver basse : voilà qui est dans les règles du genre. Où veux- tu en venir, Lel ?
Où je veux en venir ? Mais à moi, Lel. En principe, je suis un jeune berger, donc un homme. Mais, vous qui m'entendez, il ne vous échappe pas que c'est une femme qui chante le rôle. Une femme ? Quelle est donc ce nouveau tour de Nikolaï ? Certes, ce n'est pas la première fois qu'un compositeur confie à une voix féminine le rôle d'un jeune homme. Mozart a ouvert le bal, si je puis dire, avec son immortel Chérubin. Gounod a repris l'astuce avec le Siebel de son Faust, Verdi avec le page Oscar du Ballo in maschera. On dit que Richard Strauss s'apprête à faire de même pour le jeune Octavian du Rosenkavalier. Mais dans tous ces cas, le compositeur n'a voulu souligner que l'extrême jeunesse du personnage, cet âge indécis où la morphologie hésite en effet entre l'homme et la femme. Moi je suis tout jeune, mais ce n'est pas pour cela que Nikolaï a fait de moi un travesti. Il s'est servi de cette tradition des travestis à l'opéra, mais pour un tout autre usage que celui habituel. Mon travestissement signifie que je ne suis ni homme ni femme, que je n'appartiens pas au monde des humains, pas plus que la fée Printemps ou le roi Hiver, ou encore les oiseaux dont j'ai parlé ou le Faune qu'on voit passer dans la forêt. Je suis hors normes, je ne suis d'aucun sexe, je suis une pure émanation de la nature, un être sans être, ou plutôt un androgyne qui a tous les êtres à la fois, je transcende la différence des sexes, échappant ainsi à la misère des disputes entre amants. Léger et indifférent, poursuivi en vain par Snegourotchka qui n'a pas compris que mon essence est dans la fuite, je bondis à travers les forêts, libre de courir dans les bois, sans les entraves qui enferment les humains dans des passions impossibles...
Avez-vous pris garde à mon nom ? Lel, quel drôle de nom, n'est-ce pas ? Qui a cette particularité, unique, de pouvoir être retourné. Vous pouvez l'écrire dans les deux sens, en commençant par le début ou par la fin. "Lel" ou "Lel". Une équivalence absolue ! Que signifie-t-elle ? Un nom d'habitude indique et souligne une identité précise. Mon nom à moi nie que j'en aie une, d'identité précise. De même que je ne suis ni homme ni femme, je ne suis pas quelqu'un, je suis personne, mon nom n'a pas plus de consistance qu'un morceau de caoutchouc qu'on pétrit dans tous les sens et auquel on donne la forme qu'on veut. La vérité est que j'appartiens au règne de la nature, étant un des éléments de l'univers.
Et ma voix ? Je ne suis ni soprano ni mezzo-soprano, comme Chérubin, Siebel ou Oscar, et comme on dit que sera Octavian : je suis alto, c'est-à-dire que j'ai une voix de femme la moins féminine possible, une voix très basse pour une femme, une voix qui montre que je n'en suis pas vraiment, une femme, mais une créature dont la voix se distingue à peine de la rumeur des bêtes dans les forêts, du bruissements des feuilles dans les arbres, du grondement lointain des orages dans le ciel.
Et j'ai trois airs à chanter, les "trois chants de Lel", comme on les nomme habituellement, pour marquer qu'ils constituent le sommet musical de l'opéra. Pourquoi trois, d'ailleurs ? Pourquoi pas deux ou quatre ? Ce nombre n'est pas choisi au hasard. Trois, c'est un chiffre sacré. Il y a trois Grâces, trois Parques, trois ordres d'architecture, le romancier français Alexandre Dumas a intitulé un de ses livres Les trois mousquetaires, alors qu'ils sont quatre, chiffre neutre, inexpressif. "Trois" participe de la sainte Trinité. Par ce détail, comprenez à nouveau que je suis au-dessus et au-delà des mesures humaines. Le deux et le quatre, nombres pairs, soulignent quelque chose de borné, la dimension étriquée du couple, la psychologie indigente des quatre tempéraments, la division arbitraire des saisons.
Moi, j'incarne la nature dans son mouvement continu, circulaire et indifférencié. Mon premier chant est triste : il évoque la "pauvre orpheline" qui grandit dans l'ombre et le deuil, et la "petite fraise" qui périt "sous le grand buisson noir". Dès le second chant, c'est l'irruption de la joie de vivre.
La forêt gaiement s'éveille
Et là-bas le pâtre chante ;
Ah ! Que vivre est doux !
Le soleil rayonne et luit,
Parmi les branches ; les bouleaux d'argent
Frissonnent sous la brise,
Ah ! Que vivre est doux !
Le message est clair : le seul amour qui ne déçoive pas, c'est celui qui soulève la nature au printemps, pousse la sève dans les bourgeons, brise la glace pour laisser couler le ruisseau, agite les arbres d'un murmure charmeur. " Ah ! Que vivre est doux ! " À condition d'abandonner l'amour humain pour se fondre dans les éléments. La pauvre Snegourotchka paie au prix fort le désir de vouloir aimer un homme. Au début, on la croit plus futée : elle écarte avec horreur celui qui lui fait la cour.
Va-t'en et laisse-moi ! Pitié, tu m'épouvantes !
Mizguir a beau lui proposer une "perle aux reflets changeants" trouvée au fond de la mer dans les eaux d'une île enchantée, elle repousse ses avances. Que n'a-t-il écouté, Mizguir, mon troisième chant !
Le nuage a dit un jour au tonnerre :
Gronde ! Gronde ! Moi je verse la pluie
Et la terre sera rafraîchie ;
Et je rendrai les fleurs heureuses.
Les fillettes cueilleront la framboise,
Et les jeunes hommes les suivront.
Pour des fêtes collectives, pour des danses et des rondes, pour des chansons reprises en chœur, comme dans la belle scène du dernier acte où jeunes gens et jeunes filles descendent de la montagne à travers la forêt, accompagnés de joueurs de gousli qui pincent les cordes de leur instrument et de bergers qui soufflent dans leur cor. Mais attention ! Il ne s'agit pas de former des couples, de rompre l'harmonie universelle par des aventures individuelles qui ne sauraient être que des coupures dans le Tout. Il s'agit de célébrer ce Tout par l'élan unanime de volontés décidées à se dépouiller de leur identité forcément mesquine.
Mais Snegourochtka ne comprend toujours pas. Elle se laisse pour finir persuader par Mizguir, elle lui demande de la prendre dans ses bras et de l'emporter. Voilà donc, me direz-vous, un couple qui s'apprête à devenir heureux. Mais croyez-vous vraiment que Nikolaï se soit renié en concoctant un happy few pour chaumières ? Ce serait connaître bien mal mon ami. Au moment où elle s'abandonne à une sentimentalité des plus banales, la prophétie du début, que je vous ai demandé de garder en mémoire, cette prédiction s'accomplit. Réchauffé par le soleil de l'amour, le corps de glace de Snegourotchka se met à fondre.
Je meurs et me fonds d'amour
Et de bonheur. Adieu vous toutes
Mes compagnes, adieu, adieu mon bien-aimé.
O mon ami je suis à toi,
Dans ce regard reçois mon âme.
Que reçoit Mizguir?
Ah ! Quel prodige étrange et quel mystère !
Ainsi que fond la neige au feu du clair soleil,
Elle a péri - Snegourotchka n'est plus.
Comme un flocon de neige elle a fondu.
Au tour de Mizguir : de désespoir, il se jette dans le lac. Et qui a prié le soleil d'apparaître et de briller ? Qui a pris l'initiative qui va être fatale à la jeune fille et à son amant ? Moi, Lel, qui félicite l'astre de montrer tant d'ardeur.
O soleil, lumière et force,
Soleil, splendeur du monde,
Gloire à toi, dieu Yarilo !
Ne m'accusez pas de perfidie : j'ai mis à mort la Fille de neige, mais pour lui épargner la misère d'un amour humain, l'étiolement qui est le lot de tout couple. Elle n'est pas morte, elle s'est dissoute, elle s'est liquéfiée ; en fondant, elle est rentrée dans la nature, elle a réintégré le Tout. Je ne l'ai pas tuée, je l'ai sauvée.
Mon ami Nikolaï est le seul compositeur qui soit
descendu dans "le grand secret de la nature", comme il fait chanter à
la fée Printemps. Le seul à avoir écrit des opéras qui peuvent se dire paniques.
Il m'a même avoué que, bravant les
censeurs académiques, il recourt volontiers à des thèmes païens du
folklore russe. D'ouvrage en ouvrage, il a approfondi un sentiment de
l'univers saisi dans sa totalité aussi bien sensuelle que métaphysique. Après Snegourochtka,
ce sera Sadko, le pêcheur qui prend trois poissons d'or dans son filet
et va les offrir au fond des eaux à la fille du roi des mers. Après Sadko, ce
sera Kitège, nom de la ville qui disparaît sous une brume dorée et se
rend invisible pour échapper aux envahisseurs tatars. Mais Snegourotchka reste
sans doute le plus beau de ses opéras, parce que s'y trouve raconté ce moment
fragile où la tentation de l'amour différencié cède au vertige du gouffre panthéiste.
Dominique Fernandez