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Ressentir l’air d’autres planètes
Philippe Jordan

Directeur musical de l’Opéra national de Paris

Le projet consacré à Arnold Schönberg que Stéphane Lissner et moi avons décidé de programmer pour la saison 2015 / 2016 s'inscrit pleinement dans le travail que je mène avec l'Orchestre et les Chœurs de l'Opéra national de Paris depuis plusieurs années. C'est un nouveau grand cycle. Une immersion dans le monde esthétique et musical d'un immense artiste. Il y a eu le Ring de Richard Wagner, les neuf symphonies de Ludwig van Beethoven la saison dernière et il y aura donc ce voyage si ambitieux, et passionnant dans l'œuvre du grand créateur viennois qui débutera en septembre prochain, au moment où nous entamerons également un autre parcours qui me tient particulièrement à cœur sur les six prochaines années, consacré à Hector Berlioz.  

Il y a pour un alpiniste, dans l'ascension d'un sommet, une joie dans l'effort

C'est un privilège formidable de pouvoir travailler avec nos musiciens dans l'univers musical d'un même compositeur avec l'espoir de découvrir ainsi l'intimité poétique de ces génies de la musique. Et ce sera un privilège tout aussi important pour le public, j'en suis convaincu, de comprendre, à la faveur des rendez-vous que nous lui proposons entre les mois de septembre et avril, que les œuvres de Schönberg peuvent apporter un plaisir très particulier. Il y a pour un alpiniste, dans l'ascension d'un sommet, une joie dans l'effort, un bonheur de sentir que dangers et angoisse peuvent être surmontés, dépassés. Oui, l'œuvre de Schönberg est exigeante. Elle demande concentration et dépassement de soi ou, tout au moins, dépassement des préjugés si répandus encore à l'égard de la musique du XX e siècle. Les hauts glaciers sont beaux. L'air y est pur. Et la pensée y est alors si vaste.  

L'oeuvre de Schönberg, à l'instar de celles de Beethoven, Berlioz et Wagner, a influencé profondément l'histoire de la musique. Les artistes exceptionnels ne manquent pas, mais ils sont rares ceux qui, par leurs compositions, mais aussi par leur personnalité, leur vision, leur ambition d'explorer des mondes nouveaux, ont radicalement modifié le cours de cette histoire. Schönberg l'a définitivement transformée en proposant à ses élèves, Alban Berg, Anton Webern et d'autres compositeurs qui l'ont suivi, des continents insoupçonnés. Il y a un avant et un après Schönberg.  

Plus j'explore cette partition, plus je suis convaincu qu'elle est capitale dans la création du siècle dernier
Dès Verklärte Nacht (1902) – une œuvre qui m'a profondément touché pendant mon adolescence, ce sextuor à cordes que vous entendrez lors d'une soirée de ballet, dans un arrangement pour orchestre à cordes – on comprend qu'il se joue une partie décisive. Le projet d'aller au-devant d'un inconnu en questionnant les frontières de la tonalité y apparaît déjà. Schönberg s'est alors éloigné de Wagner et de Mahler, sans les renier cependant. De même dans les Gurre-Lieder, créés à Vienne en 1913, il se dote de moyens orchestraux et choraux exceptionnels, des masses bouleversantes, repousse les limites généralement admises pour un concert et questionne les formes de l'oratorio et de l'opéra, ce qu'il fera à nouveau, près de vingt-cinq ans plus tard, dans un autre langage musical, avec Moses und Aron. Dans cet opéra exceptionnel, Schönberg a exploré la possibilité d'exprimer des monologues intérieurs, des pensées philosophiques au moyen du théâtre lyrique. L'impossibilité qui aura été la sienne de terminer le troisième acte est pour nous la confirmation qu'il avait engagé dans cette œuvre une bataille intime et esthétique essentielle. Et les derniers mots extraordinaires qu'il met dans la bouche de Moses « O Wort, du Wort, das mir fehlt ! » (« O verbe, verbe qui me manque ! ») est un bouleversant témoignage personnel. Plus j'explore cette partition, plus je suis convaincu qu'elle est capitale dans la création du siècle dernier.  

J'ai souhaité débuter la saison par un concert – que nous donnerons dans la toute nouvelle Philharmonie, tout comme les Gurre-Lieder au printemps –, avec une œuvre qui est au genre symphonique ce qu'est Moses und Aron à l'opéra : les Variations pour orchestre créées par Wilhelm Furtwängler en 1928. Tout au long de sa vie, Schönberg n'a cessé de dialoguer avec l'histoire de la musique. Brahms et Mahler, notamment, sont restés des phares, des exemples. On le perçoit une fois encore ici.
Ce qu'il accomplit tout au long de ces neuf variations est magistral. S'éloigner de la musique tonale imposait à Schönberg de définir une forme, une cohérence pour développer de nouveaux langages compréhensibles par le public. La dodécaphonie lui offrit une structure qui lui faisait défaut pendant sa période atonale.

Plus encore que la beauté, Schönberg n'aura cessé de rechercher la vérité dans la musique
À l'instar de Picasso et des différentes phases qui marquent son œuvre, Schönberg, de la musique tonale à la dodécaphonie, a modifié profondément son esthétique au cours de son existence. Mais il s'est toujours considéré comme un Viennois. Il a gardé, même aux États-Unis, après avoir quitté l'Europe pour échapper à l'antisémitisme, cet amour de la beauté du « son viennois ». Plus encore que la beauté cependant, Schönberg n'aura cessé de rechercher la vérité dans la musique, tout comme Cézanne cherchait la vérité dans la peinture. Dans son Quatuor n°2 de 1908, lorsque Schönberg tente un premier passage de la tonalité à l'atonalité, il a l'audace de placer une voix de soprano dans les deux derniers mouvements. Il fait chanter alors ces mots de Stefan George qui m'émeuvent au point que je veux les mettre en exergue de notre grand voyage : « Ich fühle Luft von anderen Planeten » (« J e ressens l'air d'autres planètes »). Cette manière tout à fait inattendue d'employer le chant, dans le dernier mouvement tout particulièrement, annonce le formidable Pierrot lunaire que je dirigerai également, avec son « sprechgesang », ce « chant parlé », qui sera celui de Moses par contraste avec le chant lyrique de son frère. 
Dans tous les genres au programme de l'Opéra national de Paris au cours de la saison prochaine – le ballet, la symphonie, la musique de chambre, l'oratorio et l'opéra – vous aurez l'occasion de retrouver des créations de cet homme admirable. C'est une occasion rare. Les oeuvres de Schönberg doivent êtres vécues avec les artistes qui les interprètent. C'est une aventure que nous voulons vivre avec vous.  

Osez !

Stéphane Lissner

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