Qui, de la musique ou de la poésie, doit l’emporter à l’Opéra ? C’est un débat bien connu des amateurs du genre lyrique – entre le compositeur Flamand et le poète Olivier – qui anime Capriccio. Mais voici que s’invite dans cette discussion un troisième homme : le metteur en scène Robert Carsen, à qui il revient de dépasser cette opposition pour exprimer sa propre vision de l’œuvre de Strauss. Portrait de cet artiste de la scène lyrique, dont les productions sont bien souvent devenues des piliers du répertoire de l’Opéra de Paris.
« La découverte par le public que les chanteurs sont sans doute en train de jouer dans un spectacle provoque une mise en abyme à la manière de Pirandello. Là se trouve le principal défi – mais aussi le plaisir – du metteur en scène. Le débat entre le musicien et le poète devient presque secondaire. »
Robert Carsen
Dans le
salon de la Comtesse, on discute du sujet de l’opéra que le poète Olivier et le
musicien Flamand doivent écrire pour rassembler leurs arts. Le Comte – qui
s’intéresse bien plus aux femmes ou aux chevaux qu’à la musique ou à la poésie
– propose alors avec une spontanéité infantile : « Les évènements
d’aujourd’hui, ce que nous avons vécu ensemble, écrivez-le et faites-en un
opéra ! » Cette phrase, pour toute naïve qu’elle soit, Robert Carsen la
considère comme l’une des plus importantes de Capriccio. Et pour cause, elle donne au spectateur l’expérience du
théâtre.
Le théâtre dans le théâtre
Un événement inouï : la réalité conventionnelle du théâtre – celle dans laquelle les interprètes sont les personnages – s’éclate d’un coup en plusieurs réalités prises les unes dans les autres entre lesquelles il est impossible de choisir. Le spectateur se demande ce qu’il voit. Est-ce cet opéra dans l’opéra dont parle le Comte ? Peut-être bien. Mais est-ce toujours le Capriccio de Strauss ? Certainement. Alors les interprètes jouent-ils les personnages de Capriccio ou ceux de cet opéra dans l’opéra ? Et s’ils jouent les seconds, regarde-t-on toujours Capriccio ? Comment savoir dans quelle réalité se placer ?
Ces quelques mots du Comte ouvrent
les perspectives infinies, parfois vertigineuses, du théâtre dans le théâtre
dans lesquelles Robert Carsen aime à s’aventurer plus que tout autre metteur en
scène d’opéra. Héritier de Pirandello, il pense le théâtre et le recherche sur scène
jusqu’à parfois le montrer. Interrogé sur Capriccio,
il cite Six personnages en quête d’auteur,
fausse répétition improvisée d’une troupe de théâtre, ou Così è (se vi pare),
dont la fin est si emblématique de ces immenses points d’interrogations sur la
vérité qui hantent toute l’histoire du théâtre dans le théâtre.
Ni Olivier ni Flamand
Dans Capriccio, Robert Carsen n’est ni le poète Olivier ni le musicien Flamand. Il est ce metteur en scène que Karl Krauss et Richard Strauss, trop occupés par leurs muses, ont réduit au Directeur sans voir qu’il est bien plus que cela : celui qui, pour une production, est le troisième auteur d’un opéra. Ils n’ont pas davantage pris acte de la naissance du metteur en scène moderne revendiquant le statut d’auteur qu’ils n’ont perçu la montée en puissance de ce nouvel artisan des scènes européennes dans le monde de l’opéra. La place de plus en plus importante du répertoire, qui comprend des œuvres dont la date de création est toujours plus éloignée dans le temps, invite à s’interroger sur le sens des œuvres aujourd’hui et à en proposer de nouvelles interprétations en phase avec les enjeux du présent.
De fait, le metteur en scène,
à l’opéra comme au théâtre, a bien souvent le dernier mot : lorsque Robert
Carsen décide que l’action de Capriccio
ne se déroule pas dans le salon de la Comtesse dans les années 1780 – comme
l’indique pourtant le livret – mais dans le théâtre privé de la Comtesse en
1942, il leur impose a posteriori son
interprétation. C’est là le terreau des débats contemporains sur la mise en
scène – jusqu’où peut-on légitimement aller dans la réinterprétation ? –
qui, à l’opéra, ouvrent sur la question de la sacralité de la partition. Robert
Carsen a ce talent de savoir exprimer, par son propre langage, ce que les
auteurs n’ont pas pu dire en leur temps, sans jamais modifier la musique ni le
texte.
Metteur en scène
Né au Canada, où il passe son enfance dans une famille bourgeoise de Toronto, Robert Carsen découvre l’opéra grâce à ses parents. À peine âgé de dix ans, il leur fait croire qu’il aime le théâtre pour ne pas avoir à se coucher tôt les soirs de spectacle : il préfère sortir. Avec le temps, il se laissera pourtant prendre au jeu. Ce désir premier de rester éveiller, qui grandit rapidement en désir de tout vivre, le conduira vers le métier d’acteur au seuil de sa majorité. Il traverse alors l’Atlantique pour intégrer la Bristol Old Vic School où l’un de ses professeurs lui fera prendre conscience de sa vocation : « You’re a director. » Cette phrase, dont il a d’abord cru qu’elle signifiait qu’il était mauvais comédien, demeure aujourd’hui encore gravée dans sa mémoire.
Pourquoi metteur en scène,
s’est-il toujours demandé ? « J’aime jouer avec l’espace et le temps »,
répond t-il aujourd’hui. Avec l’espace et le temps ? Avec la musique et le
théâtre. Toute son œuvre peut se lire comme une célébration, dans l’opéra, du
théâtre par le théâtre. Beaucoup de ses productions illustrent cet amour pour
son art, avec à chaque fois des images fortes. Dans
Capriccio, l’apparition finale du Foyer de la Danse du Palais
Garnier érigé en décor naturel pour souligner l’expérience du théâtre promise
par le texte suscite toujours une émotion palpable dans la salle. Car Robert
Carsen, souvent qualifié de cérébral, est avant tout un homme de spectacle.
S’il travaille le sens, il cherche à le partager, à le
mettre en scène.
Le théâtre dans le théâtre, parce qu’il invite le public à s’interroger sur lui-même au-delà d’une simple identification, est l’un des outils utilisés par Robert Carsen pour le troubler, l’émouvoir.
Impliquer le public
Remarqué par Hugues Gall, qui lui commandera plus tard ce Capriccio, il met en scène son premier opéra à Genève en 1988. Humble bourreau de travail, à la fois bohème et minutieux, parfois obsessionnel, il mettra en scène douze productions pour l’Opéra national de Paris dont sept, en plus de Capriccio, figurent encore au répertoire : I Capuleti e i Montecchi, Alcina, Les Contes d’Hoffmann, Rusalka, Tannhäuser, Elektra et La Flûte enchantée. Robert Carsen s’est forgé, de production en production, un langage qui lui est propre. Comme on reconnaît la musique de Strauss entre toutes, il suffit d’un regard pour reconnaître l’un de ses spectacles. Ses mises en abyme, qui impliquent le public en le plaçant dans une position réflexive, sont devenues caractéristiques de son style.
Dans
Les Contes d’Hoffmann (Opéra Bastille, 1999), Robert Carsen
exploite la double position de narrateur et de personnage principal du héros
pour faire des trois récits des amours du poète un immense théâtre dans le théâtre
que l’on regarde comme son propre souvenir. Dans la même perspective, son
Don Giovanni (Théâtre de la Scala,
2011), s’ouvre sur Don Giovanni qui apparaît comme une représentation de chacun
d’entre nous : il traverse le parterre en courant, monte sur scène et
arrache le rideau, découvrant un gigantesque miroir dans lequel le public peut
se regarder longuement. Le théâtre dans le théâtre, parce qu’il invite le
public à s’interroger sur lui même au-delà d’une simple identification, est
l’un des outils utilisés par Robert Carsen pour le troubler, l’émouvoir.
Artisan de l’espace
Scénographe de ses spectacles, Robert Carsen sait utiliser la scène pour transmettre le sens qu’il décèle dans les œuvres. Artisan de l’espace, il sait faire voyager son public, le faire progresser dans le monde qu’il propose ; il joue avec son regard, redéfinissant régulièrement les échelles et les points de vue. Les effets miroirs et les reflets servent sa lecture de Rusalka (Opéra Bastille, 2002) : la belle nymphe des eaux est déchirée entre le monde des siens et celui des hommes, séparés par la surface du lac ; le monde des rêves et des fantasmes et celui du réel, séparés par un miroir. Dans cette production comme dans d’autres, il n’est pas rare que le public applaudisse aux levers de rideaux.
Du cinéma, Robert Carsen a importé des effets qui lui sont devenus personnels. Adepte du zoom, il sait faire de certains objets des points de croisements entre les imaginaires sans lourdeur ni symbolisme. La production de Midsummer Night’s Dream (Festival d’Aix-en-Provence, 1991) qui l’a rendu célèbre en France s’ouvre sur un lit géant qui représente la forêt où se déroule l’action : les arbres sont deux oreillers démesurés dans lesquels viennent s’endormir les personnages. C’est là que Puck viendra verser le suc de sa fleur magique. Avec, cette fois encore, un jeu autour des songes sur la frontière entre réel et fiction, conscient et inconscient qui se referme sur le spectateur lui-même : Bottom a t-il vraiment une tête d’âne ou n’est-ce que du théâtre ?
Cette interrogation permanente
du réel s’étend à tout le théâtre de Robert Carsen : « ce qui me touche le plus c’est que rien de tout cela
n’existe : c’est juste une pièce de théâtre », dit-il. Mais une pièce
de théâtre qui, comme un rêve, offre une vie dans la vie. Robert Carsen,
metteur en scène
du théâtre, rend
sensible cette fragilité magique, cet invraisemblable pouvoir du théâtre. En
mettant sa force d’esprit et son inventivité scénique infinie au service de
l’expression du sens à l’opéra, Robert Carsen démontre à chaque nouvelle
création qu’il ne s’agit pas seulement d’un art du temps – celui de la poésie et de la musique
– mais également d’un art de l’espace : celui du théâtre. Olivier, Flamand
et pourquoi pas Robert Carsen.
Emmanuel Quinchez est un ancien élève de Sciences-Po et de l’École Normale Supérieure, diplômé en philosophie contemporaine. Il a fondé Miroirs Etendus, structure dédiée à la création d'opéras d'aujourd'hui. Parallèlement à son activité de directeur artistique et producteur, il collabore régulièrement avec diverses maisons d’art lyrique (Opéra national de Paris, Opéra-Comique, Opéra de Lille).