À l’occasion de l’année anniversaire de l’Opéra, le photographe allemand Heinz Peter Knes s’est vu proposer une carte blanche pour poser son regard sur les ateliers de l’Opéra de Paris. De cette immersion au cœur des métiers d’art de l’institution sont nés un beau livre de photographies* et une exposition organisée dans nos deux théâtres de l’Opéra et, depuis le 22 décembre 2019, gare de l’Est.
Comment est né ce projet autour des ateliers de l’Opéra ?
Lorsque l’Opéra m’a proposé de réaliser un projet autour des métiers d’art, j’ai tout de suite été séduit par l’idée de mettre en avant d’autres professions que celles des artistes, qui sont habituellement représentées. Stéphane Lissner m’a donné la liberté nécessaire pour aborder ces ateliers ; chose rare dans ce type de commande artistique. Les conditions de ma venue durant plus d’un an, plusieurs jours par mois, dans 17 ateliers, au contact de 200 employés et d’intermittents, m’ont permis d’accumuler beaucoup de matériel photographique et de nouer des relations avec ceux qui contribuent à la richesse de ce travail.
Vos photos sont éditées dans un livre et elles se déclinent à travers des affiches disposées principalement dans les parties administratives de l’Opéra, à la vue des salariés. Pouvez-vous nous parlez de ce support et de sa place au sein de notre établissement ?
Au début, le projet de livre était évident. Un des meilleurs moyens pour présenter de la photographie reste le livre. Il était aussi question d’exposer les clichés dans le Foyer panoramique de l’Opéra Bastille. Ce que je trouvais un peu conventionnel. Puis l’idée des affiches est apparue. Le fait qu’elles soient à plus de 70% exposées dans les zones de travail du personnel de l’Opéra crée un effet de miroir. C’est une façon de leur signifier que ce projet a été aussi fait pour eux. La sélection qui a donné lieu aux posters se concentre sur des clichés qui, d’une façon ou d’une autre, célèbrent leur travail.
Quelle position avez-vous adoptée en pénétrant dans les ateliers ? Avez-vous échangé avec les artisans sur leurs métiers et pratiques afin d’orienter votre travail ou la rencontre s’est-elle faite via l’objectif de votre appareil ?
Dans chaque atelier, les tâches sont différentes mais aussi les ambiances et les personnalités des artisans. Je me devais dans un premier temps de comprendre l’espace, le lieu, puis qui l’habitait, les individus et leurs personnalités, pour trouver une porte d’entrée dans leur monde. J’ai eu à faire un travail quasi psychologique. Notamment à cause de la barrière de la langue, il m’était difficile de communiquer avec la majorité d’entre eux. Notre rencontre s’est donc essentiellement faite via mon appareil. J’étais le témoin silencieux de leur activité. Bien sûr, certaines personnes ne désiraient pas être photographiées. Mais progressivement, les appréhensions se sont dissipées et les gens se sont habitués à ma présence, ils se sont montrés très coopératifs et nous avons tissé des liens. Le projet s’est construit pas à pas. Mais aussi au cas par cas. Je n’ai pris des photos que lorsque l’approche était possible.
La distance avec certaines personnes et activités a-t-elle eu une influence sur l’équilibre de votre travail, entre portraits et vues des ateliers ?
La question de la distance est bien sûr intimement liée à celle du portrait. L’une des premières questions que je me suis posée était dans quelle mesure ces œuvres devaient se rapprocher du portrait. Voulais-je seulement faire des portraits ? Je ne crois pas qu’on puisse qualifier ces clichés ainsi... Il s’agit d’instants pendant lesquels j’ai capté des artisans au travail. La photographie qui se rapproche le plus du portrait est celle montrant une couturière, songeuse. Nous sommes au plus près d’elle en tant qu’individu. J’aime beaucoup cette photo. Il s’agit d’un moment ambivalent qui parle à la fois du travail et de la personne.
Le monde du travail où l’alternance de moments d’activité et de relâche dévoile nos limites et ainsi notre humanité… Cette ambivalence file vos photos dans lesquelles imperfections et étrangetés se mêlent à l’expression d’une grande maîtrise technique.
Absolument. C’est important de montrer ces aspérités. Ne photographier que des choses parfaites reviendrait à faire de la propagande. J’aime ces moments d’entre-deux, lorsqu’il y a une incertitude. Je préfère les photographies qui poussent à s’interroger à celles qui ne font que confirmer les choses.
Vos photographies révèlent un jeu d’échelle intéressant. Vous passez sans arrêt du petit au très grand et donnez à des détails une place importante.
Je n’ai pas volontairement cherché à jouer avec les échelles. J’ai accumulé beaucoup de photos et j’imprimais celles qui m’intéressaient. Ce n’est qu’après impression que les écarts de taille entre ces lieux immenses et les détails photographiques se sont affirmés. Je me faisais parfois la réflexion que ces ateliers de fabrique de décors sont eux-mêmes des décors. Ces espaces s’apparentent à des plateaux de théâtre, ils sont comme des scènes où se raconte la construction de scénographies. On y suit la transformation des matériaux et l’évolution d’un projet, telle une action qui s’écrit sur la scène. J’ai voulu documenter cela, sans jamais interférer, déplacer des éléments, demander aux artisans de répéter un geste. Si je n’arrivais pas à le capter, je passais à autre chose.
Vous parlez de lieu où s’écrit un récit. Vous-même, avez-vous cherché à raconter quelque chose ?
Oui, avec le livre, j’ai dû adopter un fil narratif. Au départ, je pensais rassembler de la matière visuelle et proposer des associations très libres. Mais ça ne fonctionnait pas, cela était trop chaotique et aucun sens n’en sortait. J’ai compris qu’il fallait que je me raccroche à la nature évolutive du travail et montrer les différentes étapes de la conception dans les différents lieux. Le livre suggère donc un parcours d’un atelier à un autre et la progression des artisans sur certains ouvrages spécifiques. C’est le cas pour le tableau de L’Annonciation de la production de Romeo Castellucci de Il Primo Omicidio.
Certaines photos de détails en gros plan entraînent une perte de repères spatiaux et formels, faisant parfois oublier où nous sommes et de quoi il s’agit. Ces clichés, qui peuvent s’apparenter à des abstractions, contribuent à ce que le projet ne soit pas purement documentaire mais qu’il ait aussi une identité picturale.
Je voulais que ce projet soit ouvert. Je ne suis pas un artiste qui croit à l’aspect documentaire dans le sens journalistique. Je pense que toute photographie est porteuse d’une certaine subjectivité. Les photographes qui permettent au sujet de coller à la vérité, sont ceux qui m’intéressent le plus. Certains éléments présents dans les ateliers me faisaient penser à des peintures abstraites des années 50. Je les ai donc photographiés en souhaitant qu’ils puissent intentionnellement évoquer cette esthétique. J’ai aussi rencontré dans les ateliers des éléments qui ont éveillé des résonances comme un modèle en plâtre de la tête de l’empereur Héliogabale. De même que j’avais été captivé par un livre d’Artaud sur le personnage, j’ai toujours cité comme référence une photographie de Patrick Faigenbaum de 1987 qui représente la sculpture antique d’un visage. Ces fascinations personnelles imprègnent, j’imagine, mon travail et fait qu’il s’arrête sur certains détails.
Parmi les sentiments qui imprègnent vos photos, on peut ressentir de la quiétude mais encore de la solitude. S’agit-il de sentiments que vous avez perçus dans les ateliers où sont-ils propres aux photographies en tant qu’objets autonomes ?
Je n’y avais pas pensé… mais c’est intéressant. Notamment parce que la solitude est un sentiment bien connu du photographe. Nous pratiquons une activité solitaire. Et la présence de l’appareil nous maintient à distance de notre sujet. Pour ces photos, la sensation de solitude est peut-être aussi liée à ces grands espaces… Mais ce n’est pas quelque chose de conscient, je n’ai pas cherché à mettre en avant ce sentiment. Il m’a semblé que l’ensemble des ateliers fonctionne tel un groupe. Dans ce sens-là, le livre présente en regard deux images où l’on voit un même groupe se rassembler, discuter autour d’un café. Une seule photo n’aurait pas suffi, j’ai voulu insister sur ce moment de rencontre et en montrer plusieurs niveaux.
Par Marion Mirande
Heinz Peter Knes
Heinz Peter Knes / OnP
Heinz Peter Knes / OnP
Heinz Peter Knes / OnP
Heinz Peter Knes / OnP
Heinz Peter Knes / OnP
Heinz Peter Knes / OnP
Heinz Peter Knes / OnP
Heinz Peter Knes / OnP
Heinz Peter Knes / OnP
*L’atelier des artistes, Heinz Peter Knes - Editions Lienart, 2019