À l’occasion des trente ans de l’Opéra Bastille, Aurélien Poidevin revient sur ce projet historique qui devait profondément modifier la morphologie du paysage musical national et mondial : quels sont les principes qui ont présidé à l’élaboration du projet d’un opéra populaire ? Comment s’est déroulé un chantier aussi titanesque ?
Au début de son mandat, en mai 1981, le Président de la République, François Mitterrand, interpelle Jack Lang :
Vous sentez les choses comme moi. D’un côté, il faut que partout naissent en France des centres d’art, des lieux de vie. De l’autre, je voudrais que dans Paris, on édifie un ensemble de monuments et institutions marquants, qui puissent en même temps façonner l’histoire de la capitale et du pays. Réfléchissez et soumettez-moi une liste1.
Le ministre de la Culture suggère plusieurs initiatives parmi lesquelles figurent des idées neuves (transformation du musée du Louvre) et la poursuite de projets plus anciens (aménagement de la tête de la Défense, musée d’Orsay, Cité des sciences et de l’industrie, etc.). Il n’est pas encore question de Grands travaux lorsque François Mitterrand annonce que « nous bâtirons une Cité internationale de la musique2 » aux journalistes réunis lors d’une conférence de presse à l’Élysée le 24 septembre 1981. Ni d’un nouvel Opéra à la Bastille…
L’idée avait pourtant déjà germé, il y a maintenant un demi-siècle, lorsque Jean Vilar livra les conclusions de son rapport intitulé « Une réforme de l’opéra ». Soucieux d’élargir le public et d’accroître les recettes des deux principales scènes lyriques de la capitale (le Palais Garnier et la Salle Favart) il suggérait la création d’une « salle moderne, à grande capacité et disposant de places de qualité sensiblement égale3 ». Cette proposition répondait à l’exigence que s’étaient fixés Jean Vilar, Maurice Béjart et Pierre Boulez quand les pouvoirs publics leur proposèrent de diriger la Réunion des théâtres lyriques nationaux. En effet, le triumvirat avait uni ses efforts pour réformer l’opéra dans la perspective d’une démocratisation de l’accès à la culture. À cette époque, personne ne parlait encore d’un « opéra populaire » mais on s’accordait déjà à propos de la nécessaire modernisation des équipements scéniques du Palais Garnier et au sujet du besoin d’accessibilité des spectacles au plus grand nombre.
L’ère Liebermann (1973-1980) allait bientôt s’imposer comme un nouveau paradigme en matière de gestion d’Opéra4. À peine arrivé de Hambourg, le « pape de l’opéra contemporain » avait programmé une forme de festival permanent durant lequel les vedettes internationales de l’art lyrique défilaient dans la capitale, à tel point qu’il devint vite impossible de trouver des places au Palais Garnier ! En janvier 1977, des agents de l’Inspection générale des Finances mandatés par le Premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, remirent un « Rapport d’enquête sur l’Opéra de Paris » dont les conclusions comportaient, une fois encore, un volet consacré au problème des locaux. Parmi les questions posées par le rapporteur principal, François Bloch-Lainé, on pouvait lire : « Le successeur de M. Liebermann exercera-t-il son activité au Palais Garnier ? L’avenir de l’art lyrique et de l’art chorégraphique à Paris est-il au Palais Garnier5 ? » Ironie du sort, c’est François Bloch-Lainé qui présida la Mission Opéra Bastille, créée au printemps 1982 par François Mitterrand…
Durant les années qui suivent le départ de Rolf Liebermann, c’est-à-dire lors de l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, l’Opéra de Paris traverse une période de crise. Les pouvoirs publics doivent résoudre une équation dont les variables sont à la fois artistique (retrouver une dynamique de festival permanent), matérielle (solutionner le problème des places aveugles du Palais Garnier) et économique (diminuer les frais en augmentant la jauge). Et parmi les observateurs éclairés du monde de l’art qui suivent avec attention les réflexions sur l’avenir de l’opéra, Dominique Jameux voit ici la genèse de « l’utopie Bastille »6.
En juin 1981, tout le monde ignore encore la forme que prendra la future « Cité internationale de la musique », voulue quelques mois plus tôt par François Mitterrand. Pour le moment,il est question d’une sorte de « Beaubourg de la musique » : seront associés au sein d’un vaste ensemble urbain un nouvel opéra, un nouveau conservatoire, une salle de concert, un musée de la musique et une salle expérimentale dédiée à l’électro-acoustique. Pour affiner les contours d’un tel projet, l’écrivain Jean-Pierre Angremy passe l’été à établir le programme de chacun de ces équipements. Au mois de novembre, il rend son verdict nous la forme d’un mémoire d’une vingtaine de pages, plus connu dans les arcanes du ministère de la Culture sous le nom de « petit livre rouge ». Pour la première fois, l’idée d’un opéra populaire est affirmée et neuf scénarios d’aménagement sont proposés, répartis autour de trois pôles d’activité :
- Tous les équipements musicaux seraient regroupés en un seul lieu ; - L’Opéra serait bâti place de la Bastille, les autres équipements se répartiraient entre La Défense et la Villette ; - Les équipements seraient équitablement répartis entre La Défense et la Villette et les friches de la Bastille seraient laissées libres pour d’autres projets.
Maurice Fleuret, directeur de la Musique et de la danse au ministère de la Culture, refuse l’implantation du nouvel opéra à la Villette. L’architecte et scénographe Christian Dupavillon qui conseille alors Jack Lang, propose que l’Opéra soit érigé à la Bastille. L’idée séduit le ministre : « […] je la juge excitante en raison du rapprochement détonant entre un Opéra, réputé théâtre bourgeois, et un lieu de l’histoire révolutionnaire7. »
Il semble bien que les responsables du projet sont « envoûtés » par l’association des mots Opéra et Bastille, ainsi qu’en témoigne l’urbaniste Gérard Charlet8. Il existe toutefois d’autres explications à ce choix. Depuis 1969, le quartier de la Bastille était défiguré par la présence d’une gare désaffectée qui pénalisait cet espace-clef des opérations de rééquilibrage urbain de la partie Est de la capitale. Entrée de nouveau dans la lumière au soir du 10 mai 1981, lorsque le peuple de Paris a manifesté pour célébrer l’élection de François Mitterrand, la place de la Bastille multiplie les atouts : elle représente un lieu de mémoire, elle est en friche et elle occupe une position centrale à Paris ! Ainsi le nouvel opéra serait implanté entre la Défense et la Nation, au croisement de la Seine et du canal Saint-Martin. Bien desservi par les transports, sa construction allait en outre permettre la réhabilitation d’une zone sensible de l’est parisien. Il n’en fallait pas plus pour convaincre les décideurs que c’était là qu’il fallait inventer l’avenir de l’art lyrique et apporter les réponses aux questions posées depuis plus d’une décennie par les pouvoirs publics en mal avec l’avenir de l’art lyrique.
Grâce à l’Atelier parisien d’urbanisme qui joua le rôle de médiateur entre l’État et la ville de Paris (Jacques Chirac en était devenu le maire en mars 1977, quelques semaines après la remise du rapport Bloch-Lainé) les principaux édiles s’étaient enfin entendus pour implanter le nouvel Opéra à la Bastille et pour bâtir le reste des installations musicales à La Villette. Le 8 mars 1982, l’Élysée publie donc un communiqué de presse :
Un Opéra sera construit Place de la Bastille. Ce nouvel Opéra moderne et populaire permettra de doubler le nombre actuel des représentations, tout en réduisant sensiblement les coûts de gestion. Il redonnera à Paris le rôle international qui lui revient en ce domaine, et permettra aussi de produire plus de 100 représentations par an pour les Opéras de province. Cette réalisation sera l’occasion de concevoir, en concertation avec le Ville de Paris, une opération d’urbanisme quoi devra notamment mettre en valeur la Place de la Bastille, lieu de rassemblement symbolique.
Pour la première fois, la construction d’un Opéra à la fois moderne et populaire est assumée. Elle coïncide avec l’avènement d’une « civilisation urbaine » où architectes, urbanistes et décideurs publics ont pour ambition de réconcilier la culture et la ville. Et les pouvoirs publics posent la question en même temps qu’ils y apportent la réponse : dans quel héritage culturel, social et politique faut-il inscrire le nouvel Opéra ? Inséré dans une opération de réhabilitation urbaine de grande envergure, le projet du nouvel Opéra de la Bastille relève naturellement des Grands travaux mitterrandiens : mémoire, citoyenneté et culture s’y conjuguent avec harmonie.
Quatre personnalités sont désignées par le Président de la République lui-même pour veiller au bon
déroulement du projet : Jack Lang, ministre de la Culture, Roger Quilliot, ministre de l’Urbanisme et du logement, Paul Guimard, conseiller du Président de la République et Robert Lion, directeur de cabinet du Premier ministre. À charge pour eux de faire respecter la mission qui leur a été confiée, c’est-à-dire édifier un Opéra qui soit à la fois moderne et populaire. Moderne, le nouvel Opéra le serait parce qu’il réunirait toutes les composantes du spectacle vivant en un seul et même lieu, des ateliers de construction de décors à la salle de spectacle, en passant par les services administratifs et les espaces de répétition. Populaire, le nouvel Opéra devrait l’être grâce à un nombre de places limité (3 000 au maximum) mais de qualité, ainsi que grâce à l’augmentation du nombre de représentations, à la diversification du répertoire (une vingtaine
d’œuvres différentes par an) et enfin, grâce à une baisse de tarifs, proportionnelle à l’accroissement de la jauge.
En novembre 1982, François Mitterrand avait donc choisi quatre personnalités de confiance afin qu’elles suivent, en son nom, tous les grands projets9. Ainsi le Premier ministre, était tenu à distance tout comme le ministre des Finances. Or, deux ans plus tard, le projet d’Opéra Bastille est jugé contestable et peu populaire. Un conseiller de Pierre Mauroy propose son abandon et Laurent Fabius, lorsqu’il lui succède à Matignon, n’exclut pas cette possibilité. Fort du soutien d’un certain nombre de personnalités influentes du monde musical (parmi lesquelles figure Pierre Boulez), Jack Lang adresse alors une note au président de la République :
Je vous en conjure : restez le président qui, le premier, aura voulu donner chair au rêve conçu par Vilar et Béjart voici trente ans. Ne brisez pas l’élan, ralentissez seulement la marche, si les finances du pays l’exigent10.
En guise d’arbitrage, François Mitterrand décide de décaler le calendrier d’exécution des travaux. Le projet d’un Opéra moderne et populaire tel que l’imaginaient Jean Vilar, Pierre Boulez et Maurice Béjart il y a un demi-siècle est sauvé. Il se concrétisera en partie le 13 juillet 1989, jour de l’inauguration de l’Opéra Bastille.
1. J. Lang, Demain comme hier ; conversations avec Jean-Michel Helvig, Paris, Fayard, coll. « Témoignages pour l’histoire », 2009, p. 168. 2. Pour visionner l’extrait de la conférence de presse : https://fresques.ina.fr/mitterrand/fiche-media/Mitter00164/premiere-conference-de-presse-politique-culturelle-et-grands-travaux.html 3. J. Vilar, « Une réforme de l’Opéra »,
Paris, 30 juin 1968, Archives nationales, 19910242/11. 4. R. Liebermann, En passant par Paris, Opéras, Paris, Gallimard, 1980 5. « Rapport d’enquête sur l’Opéra de Paris » par F. Bloch-Lainé, inspecteur général des Finances, D. Bouton, Inspecteur des Finances et F. Froment-Meurice, auditeur au Conseil d’État, janvier 1977. 6. D. Jameux, « Opéra-Bastille. La fin du Prologue », Études, vol. 371, no 4, p. 345-346. 7. J.
Lang, Demain comme hier…, op. cit., p. 172. 8. G. Charlet, L’Opéra de la Bastille. Genèse et réalisation, Milan/Paris, Electa
Moniteur, 1989. 9. Compte rendu, établi par Yves Dauge, de la réunion du 2 novembre 1982 avec le président de la République (AN, v. 19870301, art. 3). 10. Note de
Jack Lang à François Mitterrand, 18 juin 1984 (Archives de Jack Lang,
IMEC).