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Bernd Uhlig

Opéra

Le Château de Barbe-Bleue /​ La Voix humaine

Béla Bartók / Francis Poulenc

Palais Garnier

du 17 mars au 11 avril 2018

1h55 sans entracte

Le Château de Barbe-Bleue /​ La Voix humaine

Palais Garnier - du 17 mars au 11 avril 2018

Synopsis

J’aime avoir peur… avec vous.- La Belle, la belle et la Bête, Jean Cocteau, 1946


Entre le conte désenchanté de Bartók – dont la partition envoûtante fut d’abord jugée inexécutable – et le désespoir fait monologue de Poulenc, le metteur en scène Krzysztof Warlikowski a perçu un même fil dramaturgique, une même conscience féminine, une même sensation d’enfermement et d’étouffement. Car celle qui pénètre dans le château de Barbe‑Bleue n’est-elle pas promise à partager le sort d’Elle, cette femme que seule semble raccrocher à la vie une conversation téléphonique avec un homme ?
Et cet homme à qui elle parle, existe-t-il réellement ? À moins que le metteur en scène n’ait pris à la lettre les mots de Cocteau, et que le téléphone ne soit devenu cette « arme effrayante qui ne laisse pas de traces, qui ne fait pas de bruit ».

Durée : 1h55 sans entracte

Langue : Hongrois / Français

Surtitrage : Français / Anglais

Artistes

Opéra en un acte (1918)


Équipe artistique

Distribution

Tragédie lyrique en un acte (1959)


Équipe artistique

Distribution

Orchestre de l'Opéra national de Paris

Galerie médias

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© © Bernd Uhlig / OnP

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Entretien avec Christian Longchamp, dramaturge

06 min

Conte de folie, d’amour et de mort

Par Marion Mirande

« Je veux dire un conte… » Ainsi commence Le Château de Barbe-bleue et cette production de Krzysztof Warlikowski réunissant l’opéra de Béla Bartók et La Voix Humaine de Francis Poulenc. Une odyssée fantasmatique à la croisée du rêve et du cauchemar, qui floute les frontières entre la conscience et l’inconscient, chez ses interprètes comme chez le spectateur.


La production de Krzysztof Warlikowski lie l’atmosphère symboliste de Béla Bartók à celle réaliste de Francis Poulenc. Comment s’est fait le rapprochement entre ces deux œuvres aux esthétiques diamétralement opposées ?

Tout est parti du souhait de Stéphane Lissner de programmer Le Château de Barbe-Bleue de Bartók à Garnier, dans la foulée de Moses und Aron de Schönberg à Bastille – cette grande idée de débuter son premier mandat à la tête de l’Opéra national de Paris avec deux compositeurs et deux œuvres essentiels du XXe siècle. Après avoir convaincu Esa-Pekka Salonen de revenir à l’OnP pour diriger la production, nous devions trouver un second opéra à associer à cette œuvre d’à peine une heure. Nous avons envisagé plusieurs pistes. C’est l’idée de Krzysztof de créer une soirée qui présenterait deux œuvres à la suite, sans pause, comme une aventure dans la psyché féminine qui nous a amenés à La Voix Humaine. Car ce qui intéressait Krzysztof dans « Le Château », c’est autant, sinon plus, la figure de Judith que celle de Barbe-Bleue. Il fallait donc trouver un pendant à cette femme animée d’une passion extrême, prisonnière du magnétisme de Barbe-Bleue, qui, happée par son désir, veut en savoir toujours davantage. Ses sentiments pour cet homme l’amènent à approcher ses abîmes intérieurs et un danger dont elle finit par être moins victime que maîtresse. Que ce soit au théâtre ou à l’opéra, Krzysztof est fasciné par les personnages féminins « borderline », ceux qui marquent le monde par leur singularité ou leur engagement passionnel comme Médée, Lulu, Donna Anna, Donna Elvira…


Peut-on parler de complémentarité entre le personnage de Judith et celui d’Elle ?

Sans parler de relation sororale, un lien évident les unit. Dans une soirée sans entracte comme celle-ci, où il y a une continuité entre les deux pièces, il est certain que le second personnage est porté par le premier. La plongée dans l’imaginaire d’Elle est ainsi enrichie par le précédent voyage dans l’intériorité de Judith.

Ekaterina Gubanova (Judith), John Relyea (Le Duc), Le Château de Barbe-Bleue, Palais Garnier, 2015
Ekaterina Gubanova (Judith), John Relyea (Le Duc), Le Château de Barbe-Bleue, Palais Garnier, 2015 © Bernd Uhlig / OnP

Vous évoquiez le danger auquel s’expose Judith et qu’elle finit par dompter, dans un sens. Or chez Bartók – contrairement au conte de Perrault et à la pièce de Maeterlinck – Judith, elle-même, incarne le danger. Faire d’Elle une figure menaçante, était-il un moyen dramaturgique de relier les deux œuvres ?

C’est possible. Il était en tout cas hors de question de faire de ces deux femmes des victimes ; bien qu’Elle soit portée à ses excès par son désir de rompre avec l’homme dont elle est follement éprise. De cette folie découle d’ailleurs des sentiments fascinants car contradictoires. En ce sens, l’œuvre peut être lue comme un conte moderne qui envisage toutes les facettes de la passion amoureuse. Mais en aucun cas un conte où la femme est victimisée.


À l’inverse donc des adaptations traditionnelles du texte de Cocteau ?

Si l’on compare plusieurs versions de cette pièce magnifique, on rencontre des femmes très différentes. Anna Magnani dans le film de Rossellini incarne une victime, alors qu’Ingrid Bergman dans la version filmée pour la télévision suédoise dégage une certaine force intérieure. La lecture de Krzysztof amène encore autre chose. Autant elle peut donner l’impression de s’éloigner des intentions de Cocteau et Poulenc, autant elle cherche à donner de l’épaisseur à Elle, à complexifier ce personnage qui évolue entre différents mondes : celui de la mémoire, celui d’un futur impossible et bien évidemment celui de l’imaginaire.


Sans révéler la mise en scène, celle-ci semble particulièrement attentive au texte. La didascalie de début situe la scène dans une chambre de meurtre, Elle qui compare le téléphone à une arme…

Cette phrase et cette didascalie ont certainement résonné dans notre réflexion… Mais rappelons que lorsque Cocteau qualifie cette chambre de lieu de meurtre, il parle bel et bien du meurtre commis par l’homme, dont l’attitude et les révélations faites à la femme poussent celle-ci au suicide.

Barbara Hannigan (Elle), La Voix humaine, Palais Garnier, 2015
Barbara Hannigan (Elle), La Voix humaine, Palais Garnier, 2015 © Bernd Uhlig / OnP

La violence inhérente aux deux œuvres, et plus généralement à l’être au monde, est particulièrement appuyée dans cette production…

Oui, et ce grâce aux qualités de jeu des chanteuses. Krzysztof accorde une importance primordiale aux interprètes. Chaque rôle est conçu pour une individualité précise. Dans le cas de La Voix humaine, le personnage s’est construit avec Barbara Hannigan. Ses qualités de comédienne, hors limites, ont permis au spectacle d’atteindre sa dimension extrême. La confiance absolue qu’elle a en son metteur en scène, par lequel elle se sent portée et protégée, l’a ainsi amenée à se mettre en danger physiquement et vocalement. Mais je n’oublie pas l’importance qu’a eue Esa-Pekka Salonen au cours du travail préparatoire et tout particulièrement lors des répétitions scéniques avec orchestre. La sensibilité et la compréhension de cet extraordinaire chef d’orchestre ont été essentielles pour trouver le juste équilibre entre la scène et la fosse.


Vous qualifiez un peu plus haut le spectacle de conte. L’image du Palais Garnier vide au début semble permettre cela, qui projette le public dans un monde des illusions, un imaginaire renforcé par le numéro de magie qui ouvre le spectacle.

Absolument. Et de la même façon qu’un tour de magie doit garder sa part de mystère, nous ne devons pas tout dévoiler au spectateur. Il doit pouvoir voyager librement dans la production, établir ses propres rapprochements poétiques entre les deux œuvres. Elle a-t-elle tué son amant ? Rêve-t-elle de le tuer ? Le personnage qui lévite au début a-t-il un lien avec celui de Barbara à la fin ? Le spectacle doit rester ouvert ; c’est aussi en cela qu’il est un conte. Le souhait de Krzysztof est qu’à l’issue de la soirée, le public soit chargé de sensations et d’images à interpréter, tel un lecteur refermant un recueil d’histoires.

Le Château de Barbe-Bleue/La Voix humaine - Barbara Hannigan, Ekaterina Gubanova, John Relyea, Palais Garnier, 2015
Le Château de Barbe-Bleue/La Voix humaine - Barbara Hannigan, Ekaterina Gubanova, John Relyea, Palais Garnier, 2015 © Bernd Uhlig / OnP

Au terme du spectacle, on a aussi la sensation d’avoir assisté à un conte sur l’échec du couple. Est-ce quelque chose que vous souhaitiez souligner ?

Notre intention n’était pas là. La démesure des sentiments est d’une grande violence, la mort est au terme du voyage mais, au final, tout cela signifie-t-il l’échec ? Si Judith ou Elle avaient la possibilité de voir le parcours accompli, le considèreraient-elles ainsi ? Rien n’est moins sûr. Sans l’excès qui les consume, leur histoire n’aurait certainement pas été vivable.

Podcast Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine

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"Dansez ! Chantez ! 7 minutes à l’Opéra de Paris"

07 min

Podcast Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine

Par Judith Chaine, France Musique

Avec « Dansez ! Chantez ! 7 minutes à l’Opéra de Paris », nous vous proposons des incursions originales dans la programmation de la saison à la faveur d’émissions produites par France Musique et l’Opéra national de Paris. Pour chacune des productions d’opéra et de ballet, Judith Chaine vous introduit, avant votre passage dans nos théâtres, aux œuvres et aux artistes que vous allez découvrir.       

© Yann Diener

Sur la planète de Barbe Bleue

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Si tu me chasses, je dormirai sur ton seuil

10 min

Sur la planète de Barbe Bleue

Par Marie Darrieussecq

Animalité et domestication de l’homme sont au cœur de l’échappée littéraire proposée par Marie Darrieussecq. L’auteur s’empare du conte de Barbe-bleue et propose une dystopie désenchantée où l’enfermement et l’étouffement d’une figure mi femme mi-femelle sont autant de paraboles du despotisme autrefois décrié par Orwell et Huxley.


On m’a séparée des autres quand nous étions très jeunes, selon l’usage. Nous étions quatre dans la portée : ma sœur Anne, mes deux frères, et moi. Mon maître avait décidé, à la mort de sa septième humaine, qu’il n’en prendrait plus. Mais de me voir si mignonne, il m’a prise, finalement.

Je savais à peine lire, à peine écrire. Mais j’étais toujours bien parée, brossée, lustrée et copieusement nourrie. On me caressait et on me récompensait. On ne me frappait jamais. Ma sœur Anne a aussi eu cette chance. Mes frères ont eu, je crois, un destin plus guerrier, l’un à la chasse, l’autre à la surveillance. Mon maître me fit construire ce qu’il pensait ressembler à notre habitat d’origine, à notre habitat dans la « nature » si une telle chose a jamais existé. Une chambre dorée, pleine de lumière artificielle qui me fait un peu mal aux yeux, mais gaie tout de même.

Dehors : le monde et ses combats. Dedans, cette douceur que nous connaissons parfois avec nos maîtres. Aventure fameuse, heureuse et malheureuse... Je lui disais : « Si tu me chasses, je dormirai sur ton seuil ».

Evidemment nous ne nous comprenons pas. Je veux dire : nous ne parlons pas le même langage. Il me comprend en regardant mes yeux, je crois. Je tends le cou vers lui. Il me caresse. Je me concentre et j’essaie de lui faire passer le message télépathiquement : « Si tu me chasses, je dormirai sur ton seuil ». Je me dis que ça marche, peut-être. Si je lui montre suffisamment d’amour et de soumission, il m’épargnera.

Il parle peu. Je crois que même pour leur espèce, il est considéré comme peu loquace. Il reçoit souvent des gens de son monde, mais il reste en retrait. Il est très riche, ce qui leur tient lieu de richesse : des choses brillantes et acérées, des ruisseaux d’une matière écarlate, des tissus ondoyants, des meubles en broderie, des pierreries cométaires, et des silos gigantesques de leur nourriture à eux. Des silos qui sont, j’imagine, de gigantesques batteries. Je ne peux qu’imaginer. Quand ils se branchent dessus à leur façon étrange, leur lueur bleue devient intense, insupportable, impossible à regarder en face.

Il m’a donné pour nom « Madame » parce que c’était l’année des M. Et pour moquer je ne sais quoi chez les humains. Pour moquer notre pauvre écriture, sans doute. Nos pauvres façons, nos manières. Je crois qu’il s’enchante de mes gestes quand ils rappellent, maladroitement, leurs gestes à eux. Ainsi nous gâtifiions autrefois avec nos chiens, nos chats, nos loups. Dans les contes que je peux lire, on les voit s’asseoir comme les humains, se chausser à l’identique, dormir dans des lits coiffés de bonnets de grands-mères.

J’attends mon maître toute la journée. Je suis démunie, sans lui. Alors j’écris. J’ai développé la technique seule à partir de mes rudiments. Je suis assise devant ce qui me tient lieu d’habitat. Une sorte de niche composée de plusieurs petits cubicules. Il n’y a pas de table. J’écris sur mes genoux, dans les marges des livres. Il montre parfois à ses invités comme je suis charmante, à refuser de loger dans l’habitacle, à être toujours installée devant. C’est une espèce de petit château, bâti dans ces matériaux luisants qu’ils ont. Un château qu’il imagine à ma taille, à mon échelle. Je fais une taille normale pour une femelle humaine, et tout est beaucoup trop petit dans ce château. Il y a un petit lit comme il imagine aux humains, où je dois dormir en boule. Il a mis gentiment à ma disposition un ensemble de livres, je crois qu’il les a mis pour faire humain, et pour leur couleur, tous rouges et dorés. Ce sont des livres avec des images et je regarde comment était la Terre. J’y lis la vie qu’on menait dans ces abris nommés châteaux. « Ce n’était que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations : on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres. » Il montre à ses invités comme je suis mignonne, un livre à la main. Je les connais par cœur maintenant, tous ces livres décoratifs.

Dans mon habitacle il y a aussi un petit lavabo et des toilettes, factices, puisque, n’étant pas concernés, ils n’ont aucun système de ce genre. Sa bande de domestiques nettoie par dessous, je crois, sous le plancher scintillant, en tout cas ça disparaît : on croirait que tout est fictif y compris moi. Des croquettes apparaissent chaque matin dans mon bol. Ce n’est pas très bon je pense, mais je n’ai aucun moyen de comparer avec la nourriture que nous étions censés consommer autrefois, prédateurs omnivores que nous étions, jusqu’à ce que cette espèce y mette bon ordre. Ils ont combiné tous les nutriments qu’il nous faut, de même qu’ils ont combiné deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène, en masse, pour nous procurer de l’eau. Je dépends tellement de cette distribution automatique d’eau et de nourriture que je n’ose rien réclamer d’autre. Où trouverait-il ces pommes qu’on voit dans les contes, ces bonbons, ce miel ? Je crois que les abeilles, autrefois sur la Terre, fabriquaient le miel. Les abeilles sont de petits organismes vrombissants, jaunes et noirs, non comestibles.

Mon maître me sort de temps en temps. Je suis tellement heureuse de sortir, même dans leur paysage à eux, qui me brûle les yeux, tellement excitée que je chante dans ma tête les louanges de notre Terre perdue.
Tendres prairies, sombres forêts
Calmes rivières, ruisseaux rieurs,
Majestueuses montagnes bleues.

Je voudrais gambader. Mais il me tient serrée car mille dangers me menacent, dont je n’ai pas idée. Et comment remuer dans leur espace dévoré de lumière ? Les paysages terrestres passent dans ma tête en ronde, comme des lanternes magiques. Je ne les ai jamais vus qu’en images, certes, mais ils me plaisent.

Le monde dehors m’est interdit : qu’y ferais-je ? Dans son domaine, je peux me déplacer, sauf sur une zone précise. Mais nous sommes une espèce curieuse : qu’y puis-je ? C’est la curiosité qui autrefois nous a fait conquérir le monde, du moins les mâles de notre espèce. Car j’apprends dans les livres que seuls les mâles, c’est-à-dire 50% de nous, prenaient des bateaux et autres moyens de transport pour aller voir ce qu’il y avait derrière l’horizon. Les femelles étaient enfermées dans l’âme de leur mari. Le mari : c’est comme ça qu’on appelle le mâle dans les contes. On l’appelle parfois aussi le roi, ou le prince. Etre enfermée dans l’âme de son mari était une situation banale, c’est ce que je comprends. Je ne sais pas très bien ce qu’est l’âme : une sorte de niche ? Un ensemble de petits cubicules ?

Dans un des livres, il y a une femelle nue, comme moi, qui mord dans une pomme ; et un être nommé serpent, d’un corps très long, sans bras ni jambes. Eve est punie pour sa curiosité. Son mari s’appelait Adam, le mâle de l’espèce. J’apprends aussi que contrairement à ce que je croyais, ce sont les femelles qui donnent naissance à toute l’espèce. Ce qui explique peut-être pourquoi les mâles les tenaient à ce point sous surveillance. Je croyais que les femelles donnaient naissance aux femelles et les mâles aux mâles, comme chez nos maîtres, par scissiparité. C’est plus égalitaire. Je suis pour la scissiparité.

Mon maître a fait venir un mâle humain une fois, dans mon petit château, pour reproduction. Le mâle et moi, nous étions tous les deux si embarrassés par la situation qu’heureusement, il ne s’est rien passé d’autre qu’une conversation hâtive, où nous avons essayé d’échanger le maximum d’informations possibles sur d’autres humains domestiqués. Sur Anne, ma sœur Anne, sur mes frères, sur les siens… Et je n’ai plus jamais entendu parler de lui. Vu l’échec de sa mission biologique, ils l’ont peut-être fait piquer. Mon maître semble tenir à moi plus qu’à l’idée que j’aie des petits.

Nos maîtres, peu importe qu’ils soient mâle ou femelle, se coupent en deux, et la moitié s’en va fonder un autre module, ou une sorte d’essaim, je ne sais pas. Leurs domestiques sont très nombreux. Je ne sais pas combien de fois ils peuvent procéder à cette scission, peut-être à l’infini. C’est toute une affaire : le mien s’enferme pendant plusieurs de mes cycles de veille et de sommeil. Je pense que le processus, vers la fin, est un peu gluant, car les domestiques s’activent pour évacuer une sorte de liquide étincelant, je ne vois pas bien. De toute façon, dans ces moments-là, personne ne fait attention à moi. Je peux rester tout près de la zone interdite. Nos maîtres ressemblent à ce que mes livres montrent comme des robots, mais des robots dont l’emballage, en quelque sorte, serait organique. Ou peut-être même certaines parties intérieures, je ne sais pas. Je voudrais savoir.

Mais mon maître s’enferme dans cette zone dont l’accès m’est absolument interdit. Qu’est-ce qu’il s’y passe ? Il semblerait qu’il me tienne à l’extérieur pour une question d’hygiène : aucun de mes germes, ou de mes gênes, ne doit pénétrer le processus. Imaginez s’il en sortait une chimère mi maître, mi humaine ! Il m’a bien avertie : si j’essaie d’en passer le seuil (un sas tout de lumière, qui m’effraie et m’attire à la fois), si j’en passe le seuil, il me fera terminer comme celles qui m’ont précédée. Et après moi, il n’en prendra pas d’autre. C’est ce qu’il m’a bien fait comprendre. Trop de chagrin et trop de déception, à chaque fois.

C’est peut-être là-dedans qu’il les a fait piquer. Peut-être n’est-ce qu’un piège : quand il se lasse, il interdit l’accès de cette zone bizarre, arbitrairement. Et quand on y pénètre quand même, bien entendu, c’est la fin.

Anne, ma sœur Anne. Il me manque Anne. Si Anne était là, je lui demanderais. Si j’ai raison. D’être curieuse. D’avoir une autre ambition que de rester la créature d’un maître. Mais comment s’échapper ? Nous sommes réduits à cet état, mâles et femelles, depuis que la Terre a été retirée de sous nos pas. Nos frères eux aussi obéissent, sortent en laisse à l’heure de la promenade et mangent leurs croquettes, pas du tout comme dans les livres. Nos frères eux aussi se voient interdire de larges zones du monde, et pas seulement des portes de lumière. Nos frères eux aussi sont enfermés dans l’âme de ces géants dont nous peinons à voir le visage, dévoré de lumière bleue.

Un jour, j’irai, pour en finir. Un jour, je trouverai la clef.

Marie Darrieussecq

© Eléna Bauer

Un théâtre de la condition humaine

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Portrait de Krzysztof Warlikowski

06 min

Un théâtre de la condition humaine

Par Leyli Daryoush

Figure incontournable du théâtre polonais, artiste écorché, sensibilité postromantique, homme de théâtre « habité » par l’Histoire, provocateur et perturbateur, Krzysztof Warlikowski fascine et dérange, subjugue et fait peur – il ne laisse personne indifférent. Avec son esthétique formelle sans cesse renouvelée, son jeu d’acteurs hors du commun, ses musiques électroniques mélancoliques, Warlikowski a créé un théâtre d’art centré sur la condition humaine.

Dans ce monde désenchanté où les dieux ont abandonné les hommes, il s’attache à l’individu égaré, à sa quête existentielle et ses conflits intérieurs. La grande Histoire est vécue à travers la psyché des angoissés, la mémoire des exclus, la conscience fracassée des marginaux. L’abandon des utopies salvatrices et le désespoir des révolutions manquées a créé un sentiment de vide et de malaise dans la civilisation. Warlikowski observe la complexité des âmes, questionne ses dilemmes et ses contradictions, et la métaphysique qu’il expérimente sur le plateau est celle d’un salut plutôt modeste, à savoir une métamorphose spirituelle de l’homme par sa propre volonté.

Pologne année zéro

Dans Parsifal de Wagner (2008), Warlikowski évite les règlements de compte avec le passé de l’Allemagne et se concentre sur la trajectoire intérieure de Parsifal. Ce qui l’interroge est la possibilité d’une société nouvelle avec l’idée d’un Graal spirituel, une sorte de pureté de l’âme, notre enfant intérieur qui aurait disparu sous la peur et les préjugés. Il ne fait qu’une seule référence à l’Histoire et elle est « pure » - selon ses propres mots - directe et sans fard. Dans l’obscurité, juste avant le prélude du troisième acte, il projette un extrait-montage du film, Allemagne Année Zéro de Roberto Rossellini : solitaire, le petit Edmund marche à travers les ruines de Berlin en 1948, il monte les escaliers d’un immeuble délabré et se jette par-dessus le toit. L’image scandaleuse d’un suicide si précoce était loin d’être une provocation : elle renvoyait à ses doutes quant à l’avènement d’un monde meilleur ; elle faisait appel à la mémoire et à la compassion ; mais encore, elle faisait écho à son enfance à Szczecin.

Krzysztof Warlikowski est né en 1962 à Szczecin (Stettin en allemand). Bien qu’il ait quitté cette ville pour faire des études d’histoire et de philosophie à Cracovie et à Paris et qu’il soit devenu, avec le temps, l’artiste européen par excellence, Szczecin reste un lieu qui condense sa vision tourmentée, en prise avec les démons de l’Histoire – le déclin de la civilisation occidentale et la vacuité du ciel, l’antisémitisme et l’homophobie, les ravages du capitalisme et l’individualisme, la montée du totalitarisme et la faillite de la démocratie.

Cette ville frontalière avec l’Allemagne, située sur la côte polonaise de la Baltique a été ballottée dans tous les sens au cours de l’histoire de l’Europe. Polonaise, prussienne, suédoise, danoise, allemande, elle redevient polonaise quand Staline, en violation des accords de Yalta en 1945, agrandit le territoire de la Pologne à l’extrême ouest.

Les conséquences sont impressionnantes : sept millions d’Allemands quitteront la Poméranie dont Szczecin est la capitale. Dans cette ville fantôme détruite par la guerre, sur ce territoire conquis par la force, des Polonais chrétiens transplantés et des Juifs rapatriés d’URSS s’installent tant bien que mal. Le passé allemand sera refoulé, le rideau de fer sera instauré, l’antisémitisme sera étouffé. Warlikowski naîtra dix-sept ans plus tard. Nul doute que les spectres de la guerre aient marqué sa pensée de façon indélébile.

Parsifal (2008)
Parsifal (2008) © Ruth Walz / OnP

Regarder là où c’est interdit…

« Les vrais maîtres de théâtre se trouvent généralement loin de la scène ». C’est avec cette phrase que Warlikowski inaugure son discours pour la Journée Mondiale du Théâtre 2015. Ces maîtres auxquels il fait référence, ces prophètes qui annoncent le désenchantement du monde, sont des écrivains. Franz Kafka, Thomas Mann et Marcel Proust, et le contemporain John Maxwell Coetzee racontent l’impuissance de l’homme face aux évènements tragiques. La surmédiatisation banalise le mal et engendre la peur de l’autre ; l’individualisme cloître la conscience entre les murs d’une pensée conservatrice et intolérante. « Incapables de bâtir des tours », notre horizon se limite à des choses connues que le théâtre se contente de copier. Dans ce monde obsédé par les frontières et les murs, dit le metteur en scène, la vraie raison d’exister du théâtre, ce n’est pas de protéger nos remparts aveugles mais de regarder par-delà les murs, là où se trouvent les vérités interdites.

Dans Iphigénie en Tauride de Gluk (2005), la Grèce antique est transposée dans une maison de retraite contemporaine où une dizaine d’authentiques retraitées, engagées spécialement pour cette production, tiennent compagnie à une Iphigénie moribonde, princesse orpheline qui se remémore sa jeunesse en Aulide et Tauride. La visibilité accordée à cette minorité reniée dans le décor rouge et or du Palais Garnier a été mal accueillie par le public. Car le spectateur aux cheveux d’argent, à défaut d’escalader le mur de sa conscience, n’a pas même toléré le reflet frontal de sa propre condition.

Iphigénie en Tauride (2005)
Iphigénie en Tauride (2005) © Éric Mahoudeau / OnP

La traversée du miroir

Si les murs étaient franchis, si les seuils des portes étaient passés, il se trouverait une salle de bain épurée, avec un miroir et un lavabo en faïence blanche. Malgorzata Szczesniak conçoit une scénographie de l’extrême où l’homme fait face à ses traumas. Car l’exploration profonde des intériorités troublées ne peut se faire que dans l’intimité clinique d’un espace neutre, dans un lieu confiné où le dénuement est total, sur une scène où l’enfer de la solitude atteint parfois les limites du supportable.

Dans Un Tramway (2010), libre adaptation d’Un tramway nommé désir, Blanche Dubois (Isabelle Huppert), seule au monde et border line, descend du tramway pour se retrouver avenue des Champs-Elysées, un quartier populaire et paumé de la Nouvelle-Orléans. Durant son triste séjour dans l’étroit appartement de sa sœur Stella et son amant Stanley Kowalski, la salle de bain sera son unique refuge. Elle prend des bains chauds pour se calmer les nerfs et, face au miroir incarné par le live video de Denis Guéguin, Blanche observe les méandres agités de son âme. Ce face-à-face douloureux dans un temps suspendu, ce tribunal intérieur sans dieu ni juge - si ce n’est que Blanche est le bourreau de sa propre conscience - se déroule dans le cadre du monologue, élément dramaturgique essentiel dans le travail de Warlikowski.

Les angles morts

Le théâtre de Warlikowski est un espace de pénombres et d’angles morts ; un lieu de résurrection où les personnages subissent leurs peurs refoulées et ses mécanismes psychiques de défense. Dans le labyrinthe obscur des Contes africains (2011) pièce-montage composée de trois tragédies shakespeariennes, Othello, Le Marchand de Venise et Le Roi Lear, le partage du royaume par le roi Lear n’est pas dû à des intérêts dynastiques mais à des raisons émotionnelles. Effrayé par l’aveu de ses sentiments paternels, Lear contourne sa peur au profit d’une question perverse : comment ses trois filles l’aiment-ils donc ? La tragédie sera celle d’une parole détournée, le destin mis en marche sera celui d’un homme incapable de dire la vérité sur ses sentiments.

Le monologue théâtral a un double à l’opéra, l’aria. Et si ce moment de virtuosité vocale tend souvent vers l’extériorité des sentiments, Warlikowski fera en sorte que cette voix émane d’un inconscient complexe. Dans Macbeth de Verdi (2010), au-delà des considérations shakespeariennes de pouvoir, Macbeth est un être traumatisé par la guerre et brisé par la perte d’une innocence perdue. Les sorcières incarnées par des enfants sont aussi bien des hallucinations post-traumatiques que l’expression d’un fantasme qui renvoie à son couple stérile.

Les fantômes du cinéma

« Krzysztof, quand il regarde un film, il ne s’intéresse qu’aux personnages » dit son chorégraphe Claude Bardouil. En quête d’une densité des caractères, Warlikowski n’hésite pas à chercher des doubles au cinéma. Dans Le Roi Roger de Karol Szymanowski (2009), le roi Roger et sa femme Roxane renvoient au couple Cruise/Kidman dans Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick (1999) ; Don Giovanni (2012), devenu un loser urbain obsédé par le sexe, est inspiré de celui de Michael Fassbender dans Shame (2011), interprété par Steve McQueen.

Dans L’Affaire Makropoulos de Janáček (2007), Warlikowski transpose le personnage d’Emilia Marty, une diva d’opéra, en la figure mythique de Marilyn Monroe. Mais au-delà de la star glamour, Warlikowski s’intéresse à la face tragique de l’icône, celle d’une femme vieillissante et malheureuse, détruite par un cortège sinistre d’amours impossibles et une enfance chaotique. La scénographie de Malgorzata Szczesniak évoque le monde du cinéma et du cabaret, les vidéos de Denis Guéguin dévoilent une Marilyn malheureuse, les flashs crépitent, les caméramen shootent et le public applaudit la chute funeste des idoles.

L’Affaire Makropoulos (2007)
L’Affaire Makropoulos (2007) © Éric Mahoudeau / OnP

Par-delà cette ligne, le temps devient espace

De plus en plus, le théâtre de cet homme qui se nourrit de cinéma et s’inspire de littérature se situe dans un espace au-delà du théâtre comme si, finalement, le théâtre n’était qu’un prétexte pour exprimer sa subjectivité, ses interrogations sur notre monde bouleversé. Depuis (A)pollinia (2008), il n’y a plus de texte préétabli dans son théâtre. L’écriture du plateau est basée sur un libre assemblage d’adaptations de pièces, de romans et de textes improvisés.

Face à l’horizontalité de son écriture théâtrale, processus de création où le travail sur la mémoire et le conflit est engagé dans une totale liberté, l’opéra se présente comme un véritable défi. « L’opéra est une forme des plus contemporaines, elle intègre absolument tout ! » dit Warlikowski. En quête d’une nouvelle structure formelle, il conçoit une écriture verticale : stratification de significations multiples, simultanéités temporelles, enchevêtrement d’espaces pluriels, juxtaposition de jeux de lumières sophistiqués, de chorégraphie et films vidéo obsédants – ses mises en scène d’opéra se présentent comme un kaléidoscope syncrétique de réalités et de temps superposés.

Sa pensée dramaturgique est si extrême que le temps figé de la partition éclate pour déborder du cadre ; la narration dépasse largement le livret et le discours musical et des corps silencieux s’insinuent dans des prologues inventés pour raconter une autre histoire ; des personnages fictifs apparaissent, l’Accompagnateur dans Parsifal, le Danseur dans Lulu (2012), et des Enfants rôdent sur le plateau, comme les ombres douloureuses du passé ou les fantasmes du futur.


Leyli Daryoush est dramaturge, chercheuse, enseignante en études théâtrales à la Sorbonne-Nouvelle, elle est l’auteur de livrets de théâtre et d’opéra – Tehran ’09 et TPNY memory – et de Opéra et art vidéo à travers l’œuvre scénique de Krzysztof Warlikowski (parution en janvier 2016).

© Bernd Uhlig

L'Opéra à l'estomac

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Rencontre entre Barbara Hannigan, Yannick Haenel et Alexandre Lacroix

18 min

L'Opéra à l'estomac

Par Yannick Haenel, Alexandre Lacroix, Simon Hatab

Alors qu’est repris au Palais Garnier le diptyque formé du Château de Barbe-Bleue et de La Voix humaine dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, Yannick Haenel et Alexandre Lacroix ont rencontré Barbara Hannigan, qui chante le rôle d’Elle dans l’opéra de Poulenc, électrisant la soirée de son intense présence scénique. L’écrivain, récemment récompensé par le prix Médicis, et le directeur de la rédaction de notre partenaire Philosophie Magazine, s’entretiennent avec cette interprète hors norme.


Yannick Haenel : Ce qui m’a d’abord frappé et – je dois dire - fasciné, c'est la manière dont vos apparitions rythment l’ensemble de cette soirée : vous apparaissez dans le prologue du Château de Barbe-Bleue comme l'assistante d’un étrange magicien qui réalise en direct ses tours de prestidigitation – est-ce le diable ? Un tueur ? – et qui finit par vous mettre en lévitation. Vous êtes ainsi partie prenante – complice ? – de cette grande scène de crime que va être tout Le Château de Barbe-Bleue. Par la suite, vous réapparaissez alors que la pièce de Bartók vit ses derniers accords, avançant sur scène du lointain au devant, portant déjà la passion et la parole – elle aussi criminelle – du texte de Cocteau – La Voix humaine. Ainsi votre corps est lui-même dramaturgique, puisqu'il porte le début du spectacle, suture les univers de Bartók et de Poulenc, puis habite l'espace jusqu'à la fin. Je voulais vous demander comment vous avez pensé, physiquement et vocalement – même si votre personnage est muet dans la première partie – l'articulation de ces différents rôles ?

Barbara Hannigan : Dans mon esprit, il y a des liens qui se développent entre ces différents moments. Dans le prologue du spectacle, je suis la complice de cet illusionniste. Mais je suis peut-être déjà l'une des femmes de Barbe-Bleue. Quand je suis en lévitation, c’est violent : elle est comme prise en otage, comme si l’on abusait d’elle. Est-ce une ancienne amante ? Peut-être était-elle assise là, dans le public quelques années auparavant. Peut-être l'a-t-il choisie, et peut-être sait-elle au fond qu’un jour, il choisira une autre spectatrice assise au parterre pour participer à ce numéro et la remplacer. Et pourtant, elle l’aime. Entre eux, il y a quelque chose qui est de l’ordre du fil du téléphone chez Cocteau : le dernier lien qui relie deux êtres. Au fond, je suis comme ce petit lapin blanc que le magicien sort de son chapeau : en recherche de son affection, tétanisée à l'idée qu'il puisse m’abandonner. C'est étrange, cette femme, je l’imagine droguée : je n’arrive pas à penser que cette femme puisse survivre sans se droguer.

« Les femmes que je joue à différents moments du spectacle sont à la fois les mêmes sans être les mêmes : le théâtre de Warlikowski est construit sur ces contradictions. » Barbara Hannigan

Alexandre Lacroix : Cette femme que l’on voit dans le prologue du Château de Barbe-Bleue est-elle la même que celle qui revient ensuite dans La Voix humaine ?

B. H. : C'est à la fois le même personnage sans être le même. Le théâtre de Warlikowski est construit sur ces contradictions.

Y. H. : C’est également ce que je ressens : ce spectacle nous plonge dans une logique hallucinée, une logique du rêve. Il y a un crime, mais la victime est aussi un bourreau. La femme de La Voix humaine va se suicider, mais elle a peut-être tué quelqu’un. Son amant est-il au téléphone ? Est-il mort ? Qui est mort ? Qui est en vie ? Ce qui est beau, c’est d'avoir fait du texte de Cocteau, qui est à l’origine une sorte de vaudeville français très psychologique, une immense scène de crime métaphysique.

B. H. : A un moment, mon personnage dit : « Les choses que je n’imagine pas n’existent pas, ou bien, elles existent dans une espèce de lieu très vague et qui fait moins de mal... » En tant qu’interprète, l’indécision quant au passé de mon personnage pourrait me perdre. Mais ce n’est pas le cas. Au contraire : cette contradiction est nécessaire. Je m’en nourris.

Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine
Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine © Bernd Uhlig

Y. H. : L’espace scénique de ce spectacle m’apparaît comme un lieu où la vie et la mort ne sont pas contradictoires. C’est un espace impossible mais c’est l’espace de l’art, où la vie et la mort dialoguent, où l’on est mort et où l’on vit et où l’on est en vie et où l’on meurt. Quand vous apparaissez à la césure, au tranchant entre la fin de « Barbe-Bleue » et le début de La Voix humaine, on a l’impression que vous revenez du royaume de la mort et que vous cheminez dans ce que les Tibétains appellent le bardo : le couloir juste après la mort, où l’on n’est pas encore tout à fait mort. Lisez-vous le français ?

B. H. : Mieux que je ne le parle.

Y. H. : J'ai écrit sur Barbe-Bleue. Un petit livre qui s'appelle Le Sens du calme. J'y explique que quand j'étais enfant, j'étais obsédé par le conte Barbe-Bleue de Perrault. Je devais avoir douze ans et j’étais persuadé de vivre de l’autre côté de la porte, chez les morts.

B. H. :: C’est une idée à la fois effrayante et fascinante. J’aimerais lire ce livre. Dans le spectacle, je trouve intéressant que les femmes de Barbe-Bleue ne soient pas mortes.

Y. H. : Oui. Elles sont sur scène, elles sont vivantes.

B. H. : La relation de ces femmes, censées être retenues captives, à Barbe-Bleue, leur bourreau, est complexe. Au moment où je les découvre, sur scène, je ressens beaucoup d’amour.

Y. H. : Peut-être que c'est ça, la mort.

« Lorsque vous apparaissez à la césure des deux pièces, vous semblez cheminer dans ce que les Tibétains appellent le bardo : ce couloir juste après la mort où l’on n’est pas encore tout à fait mort. » Yannick Haenel

B. H. : A un autre moment, mon personnage dit : « Hier soir, j’ai voulu prendre un comprimé pour dormir ; je me suis dit que si j’en prenais plus, je dormirais mieux et que si je les prenais tous, je dormirais sans rêve, sans réveil,

je serais morte. » Et en prononçant ces mots, je fais un geste qui renvoie à la scène du magicien au début. Comme si la mort n’était pas sérieuse, comme si c’était un simple tour de passe-passe.

Y. H. : Ce n’est plus le petit drame bourgeois de Cocteau, ni même celui de Rossellini avec Anna Magnani. Ce spectacle touche à l’origine du crime. Lorsque je vous ai vu chanter dans Le Grand Macabre et dans Lulu – je me demandais s'il y avait une distance, une ironie, peut-être même un sarcasme. Votre corps est volontairement désarticulé. Dans La Voix humaine, avec la projection vidéo verticale, votre corps est comme « en reptation », comme un animal, un insecte. C'est une histoire de femmes, d'hommes et d'amants, mais il y quelque chose de l'ordre d'un combat graphique avec des forces qui ne sont pas assignées à un corps humain. D'habitude, la voix sort du corps. Ici, on dirait que le corps sort de la voix. Un corps étrange. Cet humour très noir, cassant, presque expressionniste, me rappelle Schönberg.

B. H. : « Le corps qui sort de la voix », oui. Tout à l’heure, vous avez parlé d'interprétation. Ce mot est souvent associé au chant, mais je ne l'aime pas. Je préfère dire incorporation, parce que l'interprétation, c'est quelque chose sur. L’incorporation, c'est quelque chose dedans. Moi, je n’interprète pas : j’incorpore les mots, la musique et le reste. Quant au dark humor, c'est vrai. Schönberg et son époque m'évoquent La Nuit transfigurée, le poème de Richard Dehmel. Il a écrit un livre qui s'intitule La Femme et le monde, pour lequel il a été poursuivi en justice. Il y parle d'une femme qui veut se suicider parce qu'elle est enceinte d'un homme qu'elle n'aime pas. Comme au centre de La Voix humaine, il y a l'angoisse, la solitude, l'isolement, l'impossibilité de se connecter à un autre, l'impossibilité d'aimer vraiment, de vivre avec quelqu'un et, au fond, de vivre avec elle-même…

Barbara Hannigan et Krzysztof Warlikowski lors des répétitions de La Voix humaine
Barbara Hannigan et Krzysztof Warlikowski lors des répétitions de La Voix humaine © © Eléna Bauer - Opéra national de Paris

A. L. : Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec le metteur en scène Krzysztof Warlikowski ?

B. H. : C'est le troisième opéra que je fais avec Krzysztof Warlikowski. Lors de notre première rencontre, quand nous avons fait Lulu en 2012, il y a immédiatement eu une relation de confiance profonde entre nous. C’est important parce qu’avec mes collègues, les régisseurs, les pianistes et les chefs d'orchestre, j’ai toujours de vraies relations. Aussi la première rencontre est-elle comme un first date. Il y a une connexion qui s’établit. Par la suite, la deuxième, la troisième production nous offrent l'opportunité de révéler quelque chose de beau, d'intime et de terrible à la fois.

A. L. : Quel souvenir gardez-vous des répétitions ?

B. H. : Quand nous avons commencé les répétitions pour La Voix humaine, j'avais une robe rose. Je n'avais pas encore le costume. Il y avait un téléphone, mais j'ai dit que je ne pouvais pas jouer avec un téléphone. C’était impossible. Nous ne voulions pas quelque chose de bourgeois. La première image est arrivée comme par accident. Pendant les répétitions, j'ai demandé à ouvrir la porte et le courant d'air a fait voler mes cheveux. Krzysztof a gardé cet effet qui apportait au personnage un côté sauvage. Je suis la femme de Barbe-Bleue mais, au fond, je ne connais pas cet homme.

« Dans Le Château de Barbe-Bleue, on s’enfonce dans une enfilade de chambres, aux confins du château. Dans La Voix humaine, le personnage d’Elle est relié à l’extérieur par le fil du téléphone : on a là deux visions bien différentes de l’amour. » Alexandre Lacroix

A. L. : Dans la scénographie du Château de Barbe-Bleue, on découvre une enfilade de chambres : un dispositif spatial qui nous fait entrer dans des sortes de grottes, dans une forme d’intériorité, on s’enfonce de plus en plus dans le château. On est bloqué à l'intérieur et le monde extérieur devient inaccessible. De l’autre côté, il y a ce fil – au moins symbolique – du téléphone qui relie Elle à Lui, donc à l’extérieur. C’est exactement le contraire. On a là deux visions bien différentes de l’amour.

Y. H. : Ce sont en réalité deux formes d'enfermement – enfermement dans une chambre ou enfermement intérieur, comme les faces d’une même médaille. Mais ce miroir inversé ne s’arrête pas là : dans « Barbe-Bleue », des femmes sont peut-être mortes. Dans La Voix humaine, un homme qui a été tué se relève, comme si Elle devenait Barbe-Bleue.

C’est un théâtre de la cruauté. Même si, dans la mise en scène de Warlikowski, le téléphone n’existe plus, la question de la communication – impossible communication – demeure très présente. Quelqu'un s'interpose. Il y a une autre femme : la standardiste. Je sais que Warlikowski est un grand lecteur de Proust, à qui il a notamment consacré l’un de ses derniers spectacles. Or Proust évoque les « demoiselles du téléphone » qui, pour lui, représentent la mort : ce sont des « Danaïdes de l'invisible, qui sans cesse, vident, remplissent, se transmettent les urnes du son », comme des vases funéraires. Je me disais qu'il y avait dans ce spectacle quelque chose d'une cérémonie sacrificielle, comme dans le théâtre antique. Le corps et la voix d'une femme deviennent l'humanité souffrante, essayant désespérément de parler, butant sur les demoiselles du téléphone, les prêtresses de l'invisible.

B. H. : Oui, je trouve ce moment assez violent – lorsque la voix d’Elle bute sur celle de la standardiste. Ces « Allô, mademoiselle, allô ». Elle a besoin de la demoiselle, elle a besoin de tendresse, mais la demoiselle ne fait rien d’autre que la renvoyer à sa propre solitude.

Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine
Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine © Bernd Uhlig

Y. H. : En entendant cette femme parler à quelqu’un d’autre et/ou à elle-même, j'ai aussi repensé à un conte de la mystique juive qui met en scène le cœur et la source. Toute l'histoire de la vie, de l'existence, tient dans cette séparation entre le cœur et la source. La source est loin, en haut d'une montagne. Le cœur essaie de se rapprocher de la source, mais plus il s'approche de la montagne, moins il peut voir la source, puisqu'elle est au sommet. La seule solution qu'ils ont pour se rencontrer, c'est de chanter l'un pour l'autre.

B. H. : Peut-être que c'est la raison pour laquelle les mots de Cocteau sont plus forts à chanter qu’à dire. A l’opéra, les chanteurs ont une connexion mystérieuse avec le public. C'est pour cela que le public les aime ou les rejette violemment. C’est différent pour un violoncelliste ou pour un pianiste. Au fond, le chanteur est un peu comme Elle. La voix suscite des réactions violentes, passionnées, amoureuses, parce qu’elle met en jeu quelque chose de primal, de vrai. On ne peut pas tricher. Dans C’est presqu’au bout du monde, Mathieu Amalric m’a filmée en train de chauffer ma voix. C'est ce que je fais chaque jour mais c'est très privé, très intime.

Y. H. : Oui, j’ai vu ce film. On y voit très bien que la voix – votre voix - vient du bas du ventre. C'est ce que j'appelle la source.

B. H. : Oui. Il est possible de sentir immédiatement que quelqu'un a un problème en écoutant sa voix, si elle est trop haute, trop basse, trop compressée. Dans cet opéra, il n'y a pas de grande démonstration vocale. Il y a un DO et deux LA. Ce n'est rien. Tout le monde peut chanter La Voix humaine. La difficulté tient à ce que c'est un petit peu plus haut que la tessiture du parler. C'est le registre de chant le moins puissant, le plus faible pour une soprano. C'est un registre inconfortable qui crée une situation de tension, de lutte.

Y. H. : Cet état de lutte est visible sur scène. C’est presque un halètement. J'ai aussi l'impression que le trajet – très organique - que vous faites depuis le fond, quand vous rampez, quand vous allez sur le canapé, délimite un territoire. Comme un animal humain, féminin, qui arpenterait ce territoire pendant 40 minutes, de manière têtue, insistante. Quand on assiste au spectacle, c'est une cartographie qui se dessine sous nos yeux.

A. L. : Comment avez-vous travaillé ce parcours avec Krzysztof Warlikowski pendant les répétitions ?

B. H. : Nous avons trouvé le début de ce parcours le troisième jour. C'était lors d'une improvisation. Krzysztof m'a demandé de tomber, ou je suis tombée moi-même. Je ne me souviens plus. Avec Krzysztof, les répétitions n’ont pas lieu uniquement dans la salle. Le soir, lorsque nous dînons ensemble, nous continuons à discuter, à essayer de nouvelles idées.

« Je ne veux pas me calmer sur scène. Surtout pour chanter cette femme qui est tour à tour femme, homme, enfant, bébé, téléphone, revolver, chien. » Barbara Hannigan

Y. H. : Lorsqu’on lit Le Théâtre et son double, Artaud parle d'athlétisme à propos du théâtre balinais – ce théâtre antipsychologique, du déchaînement des forces et de la crudité des gestes. Il y a quelque chose de très athlétique dans votre manière d’être en scène, quelque chose qui ne se voit pas habituellement à l'opéra. Il y a quelque chose qui est de l’ordre d'un affrontement avec les forces.

B. H. : Je ne veux pas me calmer sur scène. Surtout pour chanter cette femme qui est tour à tour femme, homme, enfant, bébé, téléphone, revolver, chien. À l'opéra, pendant les répétitions, on met parfois des protège-genoux, par exemple. Je les refuse parce qu'on tombe d'une manière très différente avec. J’ai des bleus à force de me projeter contre les murs, mais c'est nécessaire, parce que c'est agressif, violent. C'est nécessaire pour chanter ainsi. Je fais subir des violences à ma voix et à la musique, contre l'harmonie. La dernière note de La Voix humaine est un SOL. Pourquoi un SOL ? Parce que c’est la seule note qui ne fait pas partie de l'accord. C'est une violence, une dissonance. Toutefois, nous avons, avec Krzysztof, réduit le côté physique, acrobatique, parce qu’il ne voulait pas quelque chose de trop spectaculaire.

A. L. : Devez-vous néanmoins vous préserver pour tenir toute la série des représentations ?

B. H. : Pas vraiment. Un bébé peut crier pendant des heures sans avoir de problèmes vocaux, parce qu'il s’engage complètement dans son cri, il « est » son cri. C'est la même chose avec le chant, dans des écoles comme celle de Roy Hart ou d’Alfred Wolfsohn. Wolfsohn était infirmier pendant la Première Guerre mondiale. Il a écouté les cris des hommes au front. Il a ensuite été professeur de chant à Londres et a permis de couvrir six octaves, là où il n’y en avait que trois. Il a changé toute l'expression vocale grâce à un engagement complet. L’un de mes professeurs de chant était issu de l’école de Roy Hart, élève de Wolfsohn. Il s'agit d'utiliser la voix avec un engagement total, sans se protéger.

Y. H. : Les cris de la Première Guerre mondiale, ce sont aussi les voix que Freud a entendues, les soldats qu'il a essayé de soigner, les schizophrènes, les hystériques. Est-ce à dire que lorsqu’un disciple de Wolfsohn se produit sur une scène d’opéra, son chant est hanté par les cris des soldats tombés dans les tranchées ? Que c'est la souffrance de la guerre que le public va désormais entendre dans les grands opéras européens ? J’ai l’impression que c’est le chant qui connecte le texte de Cocteau à la folie et à la mort.

B. H. : Oui, Wolfsohn a été à la voix ce que Freud a été à la psychanalyse. La voix ne sort pas de la gorge, elle sort des entrailles.

A. L. : J’aimerais demander à Yannick ce que serait cet « engagement total » transposé dans l’écriture.

Y. H. : Je pense qu'écrire avec un engagement total, c'est se rendre disponible à des choses qui ne se représentent pas, comme la folie ou la mort. Je ne crois pas que l’on puisse être fou dans l'écriture. Mais il faut se tenir au plus proche de la supplication, des corps suppliciés, pour recevoir ça. Dans l’opéra, c'est le chant qui change tout, qui fait chanter la langue. Si le texte de Cocteau est orchestré ou chanté, d'un coup, il devient un monologue lié à la mort, à la folie, à l'excès. L'écriture, c'est aussi ça, quand ça chante.

© Collection Dupondt / akg-images - Henri Martinie / Roger-Viollet

Anna de Noailles

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« La Voix Humaine » de Jean Cocteau

11 min

Anna de Noailles

Par Marie-Lise Allard

La Voix humaine de Jean Cocteau s’inspire clairement du Duo à une seule voix d’Anna de Noailles, dont il était un fervent admirateur. Si les histoires diffèrent (une femme subit la fin de son histoire d’amour dans un cas tandis qu’elle se dérobe aux avances de son amant dans l’autre), les deux œuvres se retrouvent sur bien des points. L’une et l’autre ne retiennent que les paroles du personnage féminin, l’une et l’autre soulignent la puissance des mots et font du thème de l’amour – salvateur ou destructeur – leur sujet principal.    

En 1911, Jean Cocteau (1889-1963) a vingt-deux ans lorsqu’il rencontre Anna de Noailles (1876-1933) qui lui est présentée furtivement dans une voiture… À l’époque, cette jeune femme du monde, égérie de la Troisième République, a déjà publié six ouvrages au succès retentissant (trois recueils de poèmes et trois romans). Sa notoriété est telle que nombre de jeunes auteurs viennent à elle, espérant se faire reconnaître de celle qui, par ses vers aux images nouvelles et suggestives, a bouleversé leur adolescence. Parmi ces admirateurs de la première heure se trouve Jean Cocteau. Avant même leur rencontre, il lui prouve son admiration en lui envoyant son livre Le Prince frivole en exergue duquel figurent quelques-uns de ses vers. Fasciné et « éberlué (…) par la beauté de cette petite personne, la grâce de son timbre de voix1», il se mêle rapidement aux proches d’Anna de Noailles, au même titre que Marcel Proust, Edmond Rostand ou Maurice Barrès... Devenu un familier de la maison, il pousse même son admiration jusqu’à adopter ses manières, comme en témoignent ses proches qui le surnomment alors « Anna-mâle2 » ! Lui-même se donne le titre de « page » de la poétesse dans une lettre écrite à sa mère en 1912. De ce jour, une relation particulière, « une de ces amitiés qui dépassent la tombe3» et une réelle collaboration les lient pendant près de vingt ans. Cocteau connaissait très bien l’œuvre de celle qu’il appelait sa « grande sœur », ce que lettres et dessins corroborent. Son adoration l’amena également, en guise de dernier hommage, à lui consacrer son ultime ouvrage, La Comtesse de Noailles, oui et non, en 1963.

Après le succès du Cœur innombrable, Anna de Noailles s’essaye au roman ; trois titres se succèdent entre 1903 et 1905. Mais elle prend conscience que, dans ce nouvel exercice, elle ne retrouve ni l’aisance ni le plaisir de l’écriture versifiée. En outre, même si le public semble apprécier ces trois œuvres, ce n’est pas le cas de la critique professionnelle qui lui conseille de s’en tenir à la poésie... Vexée mais obstinée, elle opte alors pour la prose poétique et conçoit de cette manière trois titres originaux, sortes de florilèges d’articles publiés dans la presse, agrémentés de bribes d’un roman abandonné ou encore de vieux souvenirs. Parmi ces ouvrages en prose paraît, en 1923, Les Innocentes ou La Sagesse des femmes qui se compose de courts textes aux formes littéraires variées (lettres, déclarations amour ou de séparation, récits, etc.), fruits des réflexions de la poétesse sur le sentiment amoureux et ses complexes turbulences.

La Voix humaine s’inspire clairement de l’une des proses de ce livre intitulée Duo à une seule voix. En effet, à l’instar du texte de Cocteau, Duo à une seule voix se présente sous la forme d’un dialogue tronqué puisque seules les paroles d’un personnage féminin sont rapportées. L’histoire se résume brièvement ainsi : une femme se dérobe aux avances de son amant et refuse habilement de céder alors qu’il la presse de se donner à lui.

Les deux titres posent question : qu’est-ce qu’une voix qualifiée, par Cocteau, d’« humaine », et donc que serait une voix non humaine ou, pour Noailles, que signifie cette antithèse « duo à une seule voix » ? Les deux auteurs font référence à un phénomène propre à l’homme, la voix, mais qui appartient également à la terminologie musicale. Cependant, chez la poétesse, ce « duo » ressemble davantage à un soliloque ou à un solo. Si cette référence à la musique n’avait pas été si flagrante, ce texte aurait pu s’apparenter à un scénario ou plus sûrement encore aux répliques d’un texte d’un autre genre, celui du théâtre. Peut-être Cocteau l’avait-il aussi compris car, lui, destine très clairement son texte à la scène puisqu’il précise en préambule le décor, l’attitude de son personnage et le ton : « La scène […] représente l’angle inégal d’une chambre de femme […] La nervosité, l’inconfort. […] Peignoir chemise, plafond, porte, fauteuil-chaise, housses, abat-jour blancs ». En outre, la question du genre apparaît aussi dans les indications du dramaturge qui donne à son texte le nom de « monologue-dialogue ». Appellation singulière qui ne laisse de nous interroger sur les intentions de l’auteur et sur cette forme autre, nouvelle et intermédiaire née de l’utilisation du téléphone.

Au-delà de cet artifice littéraire, les auteurs livrent un solide discours argumentatif sur l’amour et la puissance des mots.

Dans Duo à une seule voix, on ne sait quasiment rien de la femme qui se refuse à la concupiscence passagère d’un homme qu’elle appelle, comme chez Cocteau, « mon chéri » ou « mon ami ». La situation est semblable dans les deux textes : chaque scène se déroule un soir dans une chambre ; une femme parle à l’homme qu’elle aime. La présence-absence de ce dernier, soit par le biais du téléphone soit par la non-retranscription de ses propos, cette existence en creux détourne l’attention de lui. On se focalise alors doublement sur le personnage féminin : tout d’abord, pour tenter de reconstruire, par le biais univoque de ses paroles, les parties du discours qui sont éludées, puis, dans un second temps, pour comprendre ses réactions et commentaires. L’accent est donc mis sur l’évolution de son attitude et de son raisonnement au fil du texte. D’ailleurs, les héroïnes n’ont pas de visage ni d’aspect précis. Dans La Voix humaine, elle n’est que vaguement caractérisée : aucune mention de ses traits ou de son physique, il s’agit seulement d’ « une femme en longue chemise », nerveuse, « amoureuse et victime médiocre ». Ces indications confirment que l’auteur insiste davantage sur la dimension psychologique du personnage, mis en relief par cette situation particulière mais finalement courante. C’est donc bien une héroïne commune prise dans une banale histoire de séparation amoureuse. Noailles, quant à elle, ne s’avère pas plus diserte sur son personnage.

La différence la plus notable entre les deux œuvres réside dans les registres utilisés par les auteurs. En effet, les pages noailliennes s’animent d’un ton enjoué et humoristique qui contraste fortement avec le texte de Cocteau (mais aussi avec les autres textes du recueil). Alors que la première héroïne repousse l’ardeur empressée de son compagnon en faisant preuve de malice et de faconde, la seconde se montre dès le début angoissée, perdue dans une détresse profonde. Cette femme subit et endure difficilement la fin de sa relation amoureuse. Dans un premier temps, elle tente de se maîtriser et parle de vaines occupations (vêtements, déjeuner…) pour donner le change et ne pas avouer sa tristesse. Docilement, elle répond aux questions de son ancien amant, évite de le culpabiliser et cherche même à minimiser sa responsabilité : « Ne t’excuse pas, tu es gentil, je n’ai pas l’ombre d’un reproche à te faire ». Puis, on comprend les raisons de cet appel téléphonique : l’homme veut récupérer leur correspondance amoureuse avant son mariage. Et l’on saisit la détresse de cette femme qui se sent outragée par ce manque de confiance et surtout par le dépouillement de tout ce qui représentait ses sentiments et ses souvenirs. Seul le mensonge autour de la paire de gants lui permet de garder une trace de l’homme aimé. Dès lors, le malaise s’accentue : entre le jeu des apparences, du mensonge et la souffrance, l’héroïne vacille, se comparant, par exemple, à une « somnambule ». Mais plus encore, touchée au cœur, atteinte dans sa raison de vivre, elle se déprécie et se dégrade elle-même (« idiote, stupide »). Le recours aux références du meurtre (« criminel, coup, brutal, tombe, arme ») atteste de la violence du choc qui est assimilé à la mort. Ainsi finit-elle par lui avouer sa volonté de mourir et ne peut plus cacher sa souffrance. Cette marche vers l’abîme s’accélère après qu’elle a compris le mensonge de cet homme qui prétend indûment être chez lui.

Dans Duo à une seule voix de Noailles, la femme est le maître du jeu. L’amour ne semble pas, dans un premier temps, aussi grave ni tragique. De manière plus réfléchie, moins passionnelle (les phrases sont plus longues, plus construites), elle explique les raisons de son refus alors que toutes les conditions semblent réunies pour un parfait moment d’amour. On ne perçoit d’abord aucune angoisse ni panique même si elle se dit « inconfortable et nerveuse ». Pourtant, dans la dernière partie de ses propos sourdent l’ennui et la tristesse de manière aussi inattendue que définitive. La mort et la destruction apparaissent même associées à une interrogation passablement agressive : « Qu’est-ce que cela vous fait ma santé ? Ce n’est pas ma vie que vous aimez, c’est la part que vous en pourriez détruire. » Cette remarque cinglante souligne la perspicacité de la femme mais aussi un pessimisme certain.

Barbara Hannigan (Elle) pendant les répétitions de La voix Humaine, mise en scène de Krzysztof Warlikowski.*
Barbara Hannigan (Elle) pendant les répétitions de La voix Humaine, mise en scène de Krzysztof Warlikowski.* © Eléna Bauer / OnP

Tel est le point commun fondamental entre ces deux œuvres : l’amour est une lutte, une sorte de guerre intestine dont les armes de prédilection sont les mots et la parole. Jean Cocteau a livré son héroïne à une véritable psychomachie, comme une bête agonisante se débattant avec la mort. Mais au-delà de ce conflit à la fois intérieur et extérieur, ces personnages féminins illustrent la vision que partageaient les deux auteurs : l’amour demeure l’unique rempart à la vacuité de l’existence, à l’angoisse du néant qui ronge les deux héroïnes. Si, chez Noailles, la situation ne semble pas, dans ce texte, aussi inextricable que chez Cocteau, c’est parce que l’homme est là, même réduit à un mutisme tout artificiel. Il est physiquement présent et la parole lie – pour ne pas dire « relie » au sens littéral – les deux personnages au même titre que le visage, les yeux ou les gestes. Dans La Voix humaine, la parole possède l’immense pouvoir de sauver (« Si tu n’avais pas appelé, je serais morte. ») mais aussi d’anéantir et de détruire l’autre. Ici ce « coup » de téléphone, mot polysémique, est assimilable au couperet de la guillotine (« coupe » répété trois fois à la fin du texte). « Maintenant, j’ai de l’air parce que tu me parles » susurre le personnage qui sombre peu à peu, comme l’héroïne noaillienne qui crie cette injonction finale : « Parlez-moi ! ». Il s’agit donc bien d’une question de vie ou de mort et si la vie de cette femme ne tient qu’à un fil, c’est qu’elle n’existe pleinement que par la parole de l’autre. En définitive, la situation s’avère totalement tragique et les personnages évoqués ne sont pas sans ressembler à l’héroïne racinienne, Phèdre, également prise au piège des mots de la passion, entre mensonge, mutisme et aveux.

La voix « humaine » de Cocteau est donc bien celle qui humanise et anime l’autre, celle qui lui permet d’exister par-delà la distance et le silence.    

La Comtesse de Noailles, oui et non, 1963, p. 79.

2 Tous sont frappés de son mimétisme ; Marthe, Antoine et Emmanuel Bibesco l’appellent « Anna-mâle ». (…) Il imite Anna en tout : gestes de la tête, de la main, exclamations, écriture fleurie (…) avec le stylo à plume souple donné par elle. » p. 18. Cahiers Jean Cocteau II, Jean Cocteau et Anna de Noailles, correspondance 1911-1931, Nrf, Gallimard, établie par Claude Mignot-Ogliastri.

3 Op. cit , p. 80.


NDLR : Utilisé lors des premières répétitions, le téléphone a par la suite été abandonné


Marie-Lise Allard est titulaire d’un doctorat en Lettres, spécialiste du XXe siècle, Marie-Lise Allard est enseignante. Elle poursuit ses recherches sur Anna de Noailles, réhabilitant l’auteur à travers ses diverses publications.

  • Lumière sur : Barbara Hannigan
  • Lumière sur : Les coulisses du Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine
  • Le Château de Barbe-Bleue - Extrait (Ekaterina Gubanova & John Relyea)
  • La Voix humaine - Extrait (Barbara Hannigan)
  • Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine - Béla Bartók / Francis Poulenc

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