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Élisa Haberer/OnP

Opéra

La Traviata

Giuseppe Verdi

Opéra Bastille

du 02 au 28 février 2018

3h10 avec 2 entractes

Madame Anna Netrebko, souffrante, ne sera pas en mesure d'interpréter le rôle de Violetta Valéry pour les représentations de La Traviata les mercredi 21, dimanche 25 et mercredi 28 février 2018.

La Traviata

Opéra Bastille - du 02 au 28 février 2018

Synopsis

Est-il besoin de rappeler l’argument de La Traviata inspiré de la vie de Marie Duplessis ? D’après La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, Verdi écrivit le grand opéra du tragique féminin. Celui où, déchirée entre l’amour et le devoir moral, l’héroïne succombe à la maladie gangrenant le corps et l’âme rompue au sacrifice. Un drame où, sous couvert de débauche, la société autorise les sentiments extrêmes et contrarie la pudeur des plus fragiles émotions par son voyeurisme malsain. Le personnage de Violetta s’expose dans la mise en scène de Benoît Jacquot telle l’Olympia de Manet, en proie aux regards des spectateurs venus l’effeuiller.

Durée : 3h10 avec 2 entractes

Langue : Italien

Surtitrage : Français / Anglais

Artistes

Opéra en trois actes (1853)

D'après Alexandre Dumas Fils, La Dame aux camélias

Équipe artistique

Distribution

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris

Galerie médias

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© Elisa Haberer / OnP

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La Traviata de Benoît Jacquot

12 min

Sur le mauvais chemin

Par Christophe Ghristi

À l'Opéra, rien n'intéresse et n'attire davantage Benoît Jacquot que les conventions. Mettant en scène le grand mélodrame de La Traviata, il se régale de ce qui fait fuir la plupart des metteurs en scène : l'exaltation du sentiment. Octave reproduit un entretien accordé en septembre 2014 lors de la nouvelle production.  


Benoît Jacquot: En italien, La traviata veut dire « la dévoyée », bien sûr, mais aussi « le chemin de traverse ». On pense de manière quasi-automatique que la traviata c’est Violetta mais pourquoi ne serait-ce pas un titre pour évoquer une voie détournée, un mauvais chemin ? Violetta a manifestement pris un chemin, son destin, qui est contraire à son vœu. C’est pour elle le chemin du pire. Et, bien entendu, c’est Germont qui le lui indique. Violetta n’est peut-être pas la matrice de tous les rôles féminins mais c’est une grande figure, première, archétypale du tragique féminin, qui date de la nuit des temps. En revanche, c’est peut-être la matrice d’un certain type de tragique qui appartient à l’opéra, au répertoire, celui du mélodrame, et qui me passionne beaucoup. Pour atteindre une certaine incandescence tragique, le détour du mélodrame, littéralement du drame chanté, est le propre de l’opéra, du vœu opératique. Il consiste à faire chanter le drame, à le porter à une incandescence qui n’est pas atteinte, ou pas de cette façon-là, par la tragédie ou le drame moderne.  

En scène !: il y a dans La Traviata un effet de vérité et de réalisme qui n’est pas la norme de l’opéra à cette époque-là…

B.J: Il y a certes un souci de vérité mais en même temps un souci, propre à toute entreprise de spectacle, de spectacle populaire, de ménager le public qui assistera à l’exposé de cette vérité. Même par rapport à La Dame aux camélias de Dumas – qui n’est quand même pas un roman exceptionnel – ce que le livret raconte, expose, montre, est quasi édulcoré. Ce n’est pas la même chose ; ça passe. Même si Verdi n’était pas à proprement parler un bourgeois, il y a un souci de faire passer pour un public de l’époque quelque chose qui ne va pas à rebrousse-poil. C’est quand même le sublime qui l’intéresse, beaucoup plus que la chute. La chute n’existe dans La Traviata que pour faire apparaître le sublime.  

Il y a quand même une minutieuse mise en scène de cette chute…

Il y a une mise en scène du malheur, une mise en jeu du malheur profond. Un malheur à la fois sentimental, humain au sens de ce qui atteint l’humanité, social, sexuel…

La Traviata, Opéra de Paris, 2016
La Traviata, Opéra de Paris, 2016 © Vincent Pontet / OnP

Financier aussi ? Il y a une humiliation avec l’argent.

L’argent a un curieux rôle. Alfredo est complètement idiot ! Il ne comprend pas qu’elle l’aime puisqu’il lui jette l’argent à la figure pour l’insulter alors qu’elle se sacrifie pour lui. Il ne comprend rien ! L’humanité masculine est, dans cet opéra, la représentation de la loi la plus contraignante, de quelque façon que ce soit. Germont et le Baron sont très liés : de par leur statut, l’un du côté d’une sorte de débauche, de libertinage, l’autre du côté du lien familial et de l’assurance de la reproduction sociale, ils ont tous les deux prise sur elle. Ce qu’elle semble rechercher, ce à quoi elle semble consentir, la raison de son sacrifice, c’est une raison qu’on pourrait dire de bienséance : elle veut retrouver une honorabilité. Mais ce serait trop court, car il y a quelque chose à l’œuvre qui fait que c’est au-delà de ça : elle veut s’apparaître à elle-même comme celle qu’elle aurait dû être. Elle consent à un sacrifice, par ailleurs d’une grande beauté, que la musique et le chant rendent admirable. Le sublime qui est en jeu - forcément ce qui intéresse Verdi - c’est la musique qui le fait apparaître. Si l’on jouait seulement le livret, comme une pièce, ce serait peu de chose. Dès lors que c’est chanté, que c’est cette musique-là, il y a l’une des choses les plus belles à montrer : l’apparition du sublime dans une situation qui est vouée au pire.  

La pièce oppose le tragique féminin au tragique masculin, très différent, un tragique misérable…

Comme si les hommes - et c’est très souvent le cas à l’opéra - n’avaient le choix qu’entre une sorte de vulnérabilité absolue, de faiblesse presque ontologique qu’on pourrait ici appeler de la veulerie et, au contraire, une force, une assurance qui ne tient qu’à l’autorité qu’on se donne ou qui vous est donnée, que ce soit le baron sans doute au nom de sa richesse qui lui permet d’entretenir Violetta ou le père au nom du lien familial. Le docteur a un rôle assez charmant : il est plutôt de son côté à elle, ne serait-ce que parce qu’il a un rapport très direct à sa vie, qui s’éteint - et lui le sait mieux que les autres – et, en même temps, c’est un médecin qui fait la « bamboche », et qui entre deux « bamboches » vient l’ausculter. Il est charmant, et même dans sa partition, dans son chant. Il est assez vrai. Alfredo, en revanche, n’a pour moi pas d’authenticité à proprement parler. Oui, il est attiré par Violetta, il y a quelque chose d’elle qui scintille à ses yeux et qui l’obnubile, mais…  

Est-ce qu’il ne fuit pas quand le malheur devient trop évident ?

Oui, il la fuit. C’est cela cette veulerie dont je parle, cette faiblesse. S’il y a un choix à faire, au fond, il est déjà fait, et elle le sait puisqu’elle lui demande de se marier avec une fille de son monde.  

N’est-ce pas l’acceptation immédiate de son statut de victime ?

Qu’elle soit une courtisane de haut-vol est d’une extrême importance. C’est pour cela que j’ai beaucoup tenu à ce que ce tableau de Manet qui représente une courtisane soit présent. Scénographiquement, ce que j’ai essayé de signifier, assez symboliquement et à la fois très réellement, c’est ce monde de la fin du XIXe, que je connais par les films (L’Opinion publique de Chaplin, la Nana de Renoir, Loulou de Pabst) où le sublime s’introduit dans ce qui lui est, pourrait-on penser, le moins propice. Et je ne parle pas de La Vie d’O’Haru femme galante de Mizoguchi, dont c’est à peu près le sujet : la chute et l’ascension liées d’un personnage féminin dans un monde d’hommes veules, brutaux et autoritaires, qui passe par un sacrifice obligé et consenti. Violetta est très proche de cela.

La Traviata, Opéra de Paris, 2016
La Traviata, Opéra de Paris, 2016 © Vincent Pontet / OnP

Et en même temps, elle est extrêmement typique, beaucoup plus qu’on le dit, de son époque, des Fleurs du Mal et de Manet justement.

Certainement, mais - puisqu’il y a aussi un tableau de Manet qui représente la maîtresse-prostituée de Baudelaire, Jane Duval - ce n’est pas tout à fait la même chose : Baudelaire a passé beaucoup de temps entre deux femmes, l’une qui était une espèce de représentation du pur sublime à ses yeux (Madame Sabatier), l’autre qui était une prostituée d’assez bas étage (Jane Duval). Son mode de jouissance et sa position d’existence, c’était cette division entre deux pôles féminins. Ici, ce n’est pas tout à fait cela : c’est une femme, qui n’est pas divisée.  

Mais n’est-ce pas une « Duval » qui se rêve « Sabatier » ?

Ce serait joli mais je n’ai pas l’impression que ce soit cela. Elle fait le seul métier qu’elle peut faire pour s’excepter de la position sociale qui sinon serait la sienne. Et cela l’entraîne dans un monde qui l’affecte littéralement. Ce garçon qui vient, immédiatement fou d’elle, est comme une dernière chance de salut, le dernier moyen pour elle de se voir en peinture. À la fin de l’acte I et au début de l’acte II, elle vit quelque chose d’extraordinairement heureux, d’aussi heureux que la suite est malheureuse. Cela appartient à l’opéra, surtout à l’opéra italien : une montée extatique des choses pour en tomber plus violemment, toujours avec cette idée du sacrifice, comme Tosca après tout. L’acte II de Tosca est un acte entier de sacrifice, plus violent encore puisque Tosca se sacrifie en tuant tandis qu’ici elle se sacrifie en se tuant.  

Quelle couleur avez-vous voulu donner à ce spectacle ?

L’arbitraire qui consiste à déplacer l’époque d’un livret qui a donné lieu à une œuvre aussi monumentale que celle-là ne me vient pas à l’idée : il y a un effet « cheveu sur la soupe » qui ne m’enchante pas. L’action se passe donc à l’époque. Il n’y a pas d’anachronisme visible, à quelques années près tout de même puisque je me suis inspiré, pour certains éléments de décor, des films que je citais tout à l’heure : il y a des lits de cocotte comme dans Folies de femmes, des escaliers monumentaux d’hôtels particuliers comme dans Nana, une façon d’être de la population fêtarde qui est presque militaire. Mêmes costumes, mêmes couvre-chefs : il y a une toile de Manet du Jardin des Tuileries où l’on distingue Baudelaire avec une foule uniforme d’hommes en frac et haut-de-forme. Ce qui a compté pour moi, c’est d’essayer de ramener chaque tableau à un élément qui serait comme la partie pour le tout : une partie d’un décor hypothétique qui prend la place du tout et qui devient ce que l’on appelle en grammaire une métonymie, le tout des choses. Dans l’acte I, chez Violetta, il y a un gigantesque lit, monumental, qui prend toute la place, à côté de quoi le reste est disproportionné, c’est-à-dire de taille normale, à commencer par les acteurs, mais paraît petit. Le premier tableau de l’acte II est à la campagne, et l’on voit sur scène un arbre énorme qui prend toute la place à côté duquel il y aura un banc de dimension normale là aussi. Dans le second tableau, l’escalier est gigantesque… J’ajoute que, pour les costumes de femmes, essentiellement ceux de Violetta et Flora, les robes obéissent à une légère augmentation, une légère disproportion : elles sont enveloppées, comme il est arrivé à la fin du siècle, d’une énorme corolle. J’essaie de faire jouer des disproportions, des proportions fausses, faussées, « traviatées ».  

La Traviata, Opéra de Paris, 2014
La Traviata, Opéra de Paris, 2014 © Elisa Haberer / OnP

Pourquoi avoir placé l’Olympia de Manet au centre du décor du premier acte ?

Lorsque la proposition m’a été faite de mettre en scène La Traviata, avant toute œuvre littéraire ou cinématographique et avant toute autre œuvre d’un peintre, j’ai immédiatement et intuitivement pensé à Manet : un réalisme qui faisait scandale à l’époque, mais un réalisme poussé à ce point de condensation, presque d’obscénité – d’ailleurs Georges Bataille a écrit un très beau livre sur Manet – qui m’évoque ce qui peut être en jeu dans La Traviata. Cela n’a pas commencé avec ce tableau mais avec ces hommes en noir aux Tuileries. La première image qui m’est venue à l’esprit, ce sont les fêtards qui déboulent en foule chez Violetta, à côté de son lit, qui ne quittent pas leur chapeau, ce qui indique immédiatement qu’ils sont chez une prostituée, tandis qu’elle, de l’autre côté du lit, de sa chambre, pendant le prélude, au tout début, se fait ausculter par le docteur qu’on verra après. Le Baron, lui, attend tout seul dans la pièce où, dès les premières notes, tous vont débouler en frac, comme une espèce d’armée. Ce n’est pas très clair mais toute l’action se passe pendant le carnaval et cela donne le sentiment que le carnaval est une corvée, et qu’ils sont tous de corvée : ils doivent faire la fête. On connaît, encore aujourd’hui, le fêtard obligé, celui qui, de toute façon, doit aller faire la fête. De cela aussi elle meurt.  

Elle croit pendant un moment qu’Alfredo est différent des autres…

Il faut dire qu’il chante merveilleusement ! Elle le voit, en rêve ou en vrai, elle l’entend, puis elle part avec lui à la campagne. C’est un mirage ! On voit toujours du côté homme le mirage que peut être une femme pour lui. Or, ici, c’est l’inverse. C’est lui qui est pour elle le mirage, la rêverie, l’obsession – au point qu’elle se sacrifiera.  

Entretien réalisé en 2014 pour le journal de l’Opéra En scène n° 20

© Elisa Haberer / OnP

Je vous regarde

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Que mon apparence me préserve de tout romantisme !

10 min

Je vous regarde

Par Joy Sorman

Que regardent-ils ces spectateurs venus de toutes parts assister à la lente mue d’une femme succombant à la maladie gangrenant corps et âme ? La Traviata, ce grand opéra du tragique féminin, inspiré de la vie de Marie Diplessis, a insufflé à la romancière Joy Sorman une courte nouvelle aux échos dumassiens. À nouveau, étrangeté du corps et altérité, offrent un vaste potentiel romanesque. 


Il avait pourtant promis de m’épouser, juré même, il avait dit, mot pour mot : mon amour, je le jure.

Et moi qui n’avais rien demandé.

Il s’est agenouillé, solennel, a sorti de la poche poitrine de son veston une petite boîte de cuir bombé, contenant cet anneau serti de brillants qui, sur mon annulaire duveteux, scintillait.

Il n’a pas précisé quand mais a ajouté très bientôt, dès que possible, aux beaux jours certainement, nous nous marierons à la campagne, il a parlé de champs de coquelicots, de tonneaux de vin d’Arbois bien frais, de cochons grillés, d’orchestre sous la tonnelle, et je l’ai cru, cet inconnu.

Il n’était pas le premier à me tourner autour, j’avais pris l’habitude à force, j’en ai vu passer des tordus, des pervers, des sadiques, je croyais les repérer de loin maintenant, mais celui-là, va savoir pourquoi, j’ai eu confiance, j’ai baissé la garde ; je suis peut-être tombée amoureuse de son allure incertaine, sous le charme de son air empoté, un homme courtois, délicat, avec de beaux yeux de chat, étirés et piqués de jaune.

Il venait chaque dimanche à onze heures, parfois m’apportait une fleur ou un sachet de bonbons à la violette qu’il déposait à mes pieds sans un mot, se contenant de rougir – de plaisir ? de honte ? On se parlait à peine - les visiteurs payent pour passer le lourd rideau de velours rouge et regarder, c’est tout -, il murmurait un compliment – vous êtes radieuse ce matin, un teint de rose qui illumine ma journée.

J’aurais du me méfier, comment cet homme aurait-il pu admirer mon teint quand une immense barbe rousse me dévore le visage ?

Cela a commencé avec la puberté, d’abord un léger duvet au-dessus de la lèvre supérieure – on ne s’est pas inquiété -, puis quelques poils drus sur le menton et les joues – c’était disgracieux mais cela passait encore, on les arrachait à la pince, un par un -, et vers l’âge de 15 ans, le médecin du village a diagnostiqué un hirsutisme irréversible. Non contente d’être née rousse j’étais devenue la femme à barbe, une barbe de Viking épaisse et mousseuse, comme une plante grimpante qui envahissait petit à petit mon visage. Au début je la coupais, la taillais, la rasais chaque jour, mais la voyant repousser de plus belle, devenir dense, un véritable buisson de poils couleur feu et miel, j’ai renoncé.
Puis mon père m’a vendue à un forain. Après m’avoir déclarée impropre au mariage, inapte à l’enfantement.
Ce ne fut pas une si mauvaise nouvelle, j’allais échapper aux travaux des champs qui cassent le dos, à une vie de misère et de frustrations à la ferme, à une mère et trois sœurs acariâtres ; et j’espère que la bourse de pièces d’or que mon père a obtenu en échange de sa fille monstrueuse a amélioré l’ordinaire de la famille. Et surtout j’allais connaître la grande ville, mon acquéreur – un homme bedonnant à canotier, vénal mais attentionné – étant propriétaire d’une trentaine de baraques de foire sur le Champ de Mars à Paris, un bel emplacement.

On m’a installée dans une roulotte aménagée avec soin – rideaux de dentelle, matelas de laine, tapis afghan et fauteuil crapaud -, dans le secteur réservé aux phénomènes, en compagnie des nains Hans et Frieda, de Krao l’enfant-singe et de deux paires de siamois venus de Belgique - des âmes nobles et des cœurs purs dans l’écrin de leurs difformités.
Je travaille du jeudi au dimanche, offerte aux regards et aux fantasmes, le reste de la semaine je parresse au lit ou je marche au hasard dans Paris, le visage dissimulé par un voile sombre ; je dépense les quelques sous gagnés à m’offrir en pâture - revues illustrées, de l’ambre pour parfumer ma barbe, du noir pour les paupières et des boîtes de calissons.

J’ai mis quelques mois à m’habituer aux réactions parfois vives des spectateurs - cris de stupeur des enfants, parfois de dégoût, qui s’échappent des bras de leurs parents pour tirer sur ma barbe, femmes qui m’insultent, hommes gênés qui me prennent en pitié ou se tapent les cuisses en me découvrant, regards condescendants, méprisants, mais parfois bienveillants et tendres, et même chiens qui me reniflent avec intérêt en agitant la queue.
Je me découvre éminemment exotique dans leurs yeux, un prodige, un rebut de la nature qui excite leur imagination et leurs sens. Attirante et repoussante, objet de crainte et de ravissement, certains me demandent de leur signer des autographes, d’autres de soulever ma robe, personne ne reste insensible à l’ambiguité de mon sexe, au trouble de mon genre, aux déviances de mon corps.

Il me faudra du temps pour prendre conscience de la charge érotique que je porte en moi comme une petite bombe. On me désire, d’un désir inavouable et brutal, et les femmes aussi, qui voudraient se réfugier dans ma barbe et empoigner mes seins.
Je suis la femme la plus demandée de la foire.
Seule la célèbre Vénus hottentote m’a fait de l’ombre quelque temps ; la nouvelle de son arrivée a couru dans toute la ville et dès le lendemain un attroupement d’hommes fiévreux s’était formé une heure avant l’ouverture des portes. Comment rivaliser avec celle que les scientifiques considéraient comme le chaînon manquant entre l’homme et l’animal ? Ma barbe faisait pâle figure aux côtés de sa spectaculaire morphologie, une magnifique stéatopysie, hypertrophie des hanches et des fesses, doublée d’une extraordinaire macronymphie qui faisait saillir ses organes sexuels. La Vénus hottentote embrasait les imaginations, réveillait les pulsions des plus apathiques des hommes, et moi qui ne souffre pas que l’on touche ma barbe, j’enrageais d’en voir certains palper sans vergogne les fesses de la Vénus – si absente à elle-même, si résignée que me venait l’envie de la sauver, de l’emmener loin d’ici. Un désir de fuite que je n’avais jamais formulé pour moi-même.

Un mois plus tard, la Vénus noire avait disparu, sans doute livrée ailleurs à d’autres regards affamés.
Après son départ, les hommes se sont à nouveau tournés vers moi. Est-ce que j’attendais l’amour ? Je ne l’apercevais jamais dans l’expression désordonnée et fougueuse de tous ces visiteurs défilant tels des maquignons à la foire aux bestiaux.
Les propositions n’ont pas manqué pourtant, certaines explicites, crues, agrémentées de fortes sommes d’argent, d’autres plus retorses, timides, détournées. Des billets doux glissés dans ma barbe ou des demandes officielles chuchotées furtivement à l’oreille, pour les plus malotrus des claquements de bouche, des clins d’œil, un geste obscène.

J’ai refusé, systématiquement, je les ai éconduits les uns après les autres, même les plus fortunés, je tenais à céder ma virginité non pas au plus offrant mais au plus délicat.
Car je marche dans les pas de Sainte Wilgeforte, la protectrice des femmes à barbe. Quand son père voulut la marier de force alors qu’elle avait fait vœu de virginité, elle implora l’aide de Dieu et le miracle se produisit : la jeune femme se retrouva barbue du jour au lendemain, ce qui découragea immédiatement son prétendant. Mais Sainte Wilgeforte en paya le prix fort, crucifiée pour sorcellerie.
Et Rodolphe est arrivé, avec ses manières gracieuses, ses attentions, et une soudaine demande en mariage. J’étais peut-être fatiguée de cette vie, j’ai accepté timidement, pas vraiment convaincue, mais dans les jours suivants quelque chose a pris forme, densité, j’ai laissé prospérer cet amour naissant, et en une semaine il avait pris toute la place. J’allais donner ma virginité à un inconnu qui n’avait même pas proposé de rendez-vous galant en dehors de la foire ; j’aurais dû trouver ça louche bien sûr.

Le dimanche suivant j’ai mis ma plus belle robe à bustier en organza jaune, fardé mes yeux, frictionné ma barbe d’huile de vison pour la faire briller, puis je l’ai piquée de boutons de rose odorants - j’étais prête, le cœur dilaté, ma décision prise.
J’ai attendu Rodolphe en vain, c’était la première fois depuis des mois qu’il ne se présentait pas. Vers dix-sept heures, une vieille femme osseuse et élégante, en toilette parme, a passé le rideau, s’est penchée à mon oreille et a dit d’une voix blanche que son fils Rodolphe ne viendrait pas, plus, plus jamais. Après quoi la femme est sortie sans un regard, sans une hésitation.
S’est-il joué de moi ou a-t-il eu peur ?
J’ai été bien naïve, il ne faudra pas se lamenter malgré la douleur qui cingle le ventre, le fer rouge de l’orgueil blessé, la perte de l’amour, misérable sentiment qui nous fait pleurer ce qu’on possédait à peine.

Rodolphe est-il un nanti de plus, sans courage et sans audace, qui recule au dernier moment, qui soumet son désir aux convenances, sa joie de vivre à sa réputation ?
Je ne serai pas une victime, il faut sacrifier les sentiments pas les femmes, je n’ai pas vécu de l’amour et je n’en mourrai pas. Que la barbe me préserve de tout romantisme !

Faudra-t-il alors que j’épouse l’homme-éléphant, un cul de jatte ou un avaleur de sabres ? Les créatures et les saltimbanques sont-ils voués à faire monde ensemble, à l’écart des bien nés, de tous ceux qui nous regardent sans nous voir ?

Vous avez pourtant besoin de nous, besoin des monstres pour vous sentir vivants ; nous les catins, les naines, les atrophiées, les amazones, les femmes à barbe, les Vénus noires, nous rendons vos vies supportables, belles parfois, nous peuplons vos songes, à la fois fées et sorcières, protectrices et tentatrices.

Les nuits suivantes j’ai beaucoup rêvé de Rodolphe – Rodolphe en cage, Rodolphe sous le fouet, Rodolphe tatoué des pieds à la tête, Rodolphe lilliputien tenant dans le creux de ma main ou logé dans ma longue barbe comme dans un nid de fougères. Et le matin je peignais cette barbe honnie et vénérée avec plus de soin encore qu’à l’accoutumée, avec rage même, la parfumant exagérément – jus de magnolia, bâton d’encens, extrait de cassis -, la lissant pendant des heures ou nouant de petites tresses serrées par des rubans de soie.
Dans le miroir, j’apercevais cette toison rousse mouillée de larmes, alors je me redressais, me composais un air hautain, une allure distinguée et théâtrale, avant de passer le rideau, de prendre place sur la petite estrade, la banquette moelleuse, dans le halo trouble de la lampe à huile.

Je suis la femme à barbe, désormais c’est moi qui vous regarde.    

© Brodbeck & de Barbuat / OnP

La playlist d’Octave pour l’hiver

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La playlist d’Octave pour l’hiver

Par Octave

Alors que le temps a revêtu son manteau de vent, de froidure et de pluie, Octave s’est fixé pour mission de réchauffer les cœurs. Il vous a concocté une playlist mêlant Rossini, Verdi et Tchaikovski.

  • La Traviata by Giuseppe Verdi - Alfredo Germont (Rame Lahaj)
  • Lumière sur : Les répétitions de La Traviata
  • La Traviata by Giuseppe Verdi - Noi siamo zingarelle (Chœur des bohémiennes)

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  • Places à 35 € pour les moins de 28 ans, demandeurs d’emploi (avec justificatif de moins de trois mois) et seniors de plus de 65 ans non imposables (avec justificatif de non-imposition de l’année en cours)
  • Places à 70 € pour les seniors de plus de 65 ans

Retrouvez les univers de l’opéra et du ballet dans les boutiques de l’Opéra national de Paris. Vous pourrez vous y procurer les programmes des spectacles, des livres, des enregistrements, mais aussi une large gamme de papeterie, vêtements et accessoires de mode, des bijoux et objets décoratifs, ainsi que le miel de l’Opéra.

À l’Opéra Bastille
  • Ouverture une heure avant le début et jusqu’à la fin des représentations
  • Accessible depuis les espaces publics du théâtre
  • Renseignements 01 40 01 17 82

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