Pour une raison inconnue – et qui nous échappait à tous, même les plus renseignés – Morianchikov avait réussi à se faire construire une cabane, dans le fond, près du mur. Surveillée, bien sûr ; mais il avait sa petite maison, pleine de mystère, on ne pouvait pas y aller, personne ne savait très bien ce qu’il y avait dedans. Lui-même ne disait mot. La seule chose qu’il avouait, c’était que ce privilège était un privilège d’ancienneté. Cinquante ans ! Même les plus endurcis pouvaient comprendre. Il fallait voir le regard des autres, le matin, quand Morianchikov ouvrait la porte de sa cahute et la refermait. Certains disaient qu’il avait inventé une femme de chiffons, pour tromper l’inéluctable (Morianchikov avait quand même soixante-douze ans). Mais personne ne savait vraiment.
Il m’avait fait signe, un soir, tandis que les autres rentraient. Il m’avait dit : « Mon petit, toi tu es jeune, tu ne sais pas encore que tes souvenirs ne seront plus qu’une image de plus en plus floue, avec le temps, que ton enfance ne sera plus qu’une seule image figée dans l’éternité close d’ici, ta mère, ton père, oh, Alyeko, crois-moi, l’image figée sera ta seule liberté. » Je n’avais pas très bien compris. Il me dit qu’il travaillait à notre salut – notre salut à tous.
Un jour, on nous annonça qu’il y aurait une pièce de théâtre dans la cour ; cela ne s’était jamais vu, ici, entre ces murs où nous étions les seuls comédiens d’une tragédie immobile, clowns à perpétuité. C’était Morianchikov qui avait préparé le coup. Sauf que nous devions, nous aussi, d’une certaine manière, participer. C’est ainsi qu’un matin, à l’aube, juste avant les travaux ordinaires, on nous demanda de ne plus nous raser le crâne. Pendant trois mois. Les plus vieux rirent à cette plaisanterie. Moi, pour une raison inconnue, je savais qu’il se tramait quelque chose.
On n’en parlait pas. Morianchikov passait le plus clair de son temps dans sa cabane, comme s’il avait été jeté dans un minuscule espace de liberté, et certains grognaient à cette idée. Ce qui attirait notre attention, surtout, c’était le bruit qui s’échappait de la cabane. Un bruit de scierie. Morianchikov coupait u bois, c’était certain, et l’odeur des copeaux montait dans la cour, partout entre les murs, et plus haut encore, jusqu’à nos fenêtres.
Pourquoi m’avait-il choisi ? Un soir – un autre (et par un miracle que je ne m’explique pas, on m’avait laissé le retrouver) – il me fit chercher. Il n’avait rien demandé à quiconque, il s’était contenté de chanter car il chantait vraiment) mon nom, Alyeko, Alyeko, Alyeko ! Et son chant était parvenu jusqu’à moi, là-haut, par ma fenêtre, jusque dans mon sommeil noir de tous mes lendemains. On m’avait réveillé pour me conduire à lui, à la cabane, oui, j’avais été choisi.
La nuit était rouge, tassée, basse et humide ; nous redoutions l’orage. On me conduisit jusqu’à la cabane. À demi penché sur un établi, Morianchikov me regardait. Sa barbe était jaune, ses yeux agrandis par mon arrivée. Comme il rayonnait de sa présence muette, rassurante, protectrice (je n’avais jamais osé le lui dire) ! « Viens, mon Alyeko, viens, vois ce que je peux encore faire, ici, par la grâce qui m’est accordée. » Et il s’agissait bien d’une grâce, car on lui avait accordé un rabot et des planches de bois. Dans la cabane sombre malgré une petite lampe juchée sur une étagère, il y avait un lit, un miroir minuscule et surtout, au sol, une grande quantité de copeaux. Je n’eus pas à lui demander pourquoi il m’avait fait venir, ni ce qu’il faisait dans ce refuge privilégié. Il me dit très vite : « C’est un secret, je fabrique un aigle de bois pour la représentation de théâtre, il aura le premier rôle. » Je ne comprenais pas très bien. Il me demanda de ne pas poser davantage de questions, de le regarder, et il se mit à l’établi, courbé de tout son poids, soufflant un peu mais le regard heureux, à raboter de petites lamelles de bois qu’il tentait d’arrondir pour fabriquer des ailes. Je demeurai muet, selon son souhait. Et il me regardait. Ses grands yeux verts, ces yeux de vieillard au bord du grand saut, me scrutaient avec une tendresse que je n’avais pas connue depuis mon arrivée ici, une tendresse spirituelle, confiante, pleine d’espoir.
Bientôt, après plusieurs semaines, il me montra les ailes parfaitement dessinées, sculptées, légères dans le bois souple et pur – et fines, si fines, comme du papier.
Nos cheveux repoussaient, nos visages se redessinaient avec le retour de notre identité jadis confisquée. Contre toute attente, on ne nous dit rien. Chacun s’observait renaître, jour après jour, devant le petit carré de glace qui nous servait de miroir. Surtout, l’on se demandait ce qui se passait, pourquoi tant de latitude, soudain, quand notre sort depuis longtemps avait été fixé. L’annonce de la pièce de théâtre ne quittait pas nos esprits. Nous attendions. Nous avions toujours attendu. Que pouvions-nous faire d’autre ?
Plusieurs mois s’écoulèrent. Morianchikov, le visage de plus en plus bleu, me convoquait chaque mercredi dans sa cabane. « Alyeko, Alyeko, mon petit, regarde. » Et il me montrait son aigle, les yeux remplis d’une fierté qu’il ne partageait qu’avec moi. C’était un petit aigle, très vif dans la coupe mais frêle dans la composition. Morianchikov avait sans doute oublié la splendeur des rois de la steppe – l’effet de l’âge, certainement, l’acharnement, peut-être, la tristesse, surtout. Le bec de l’aigle était fin, inoffensif. Avec un système de charnières minuscules, Morianchikov avait réussi à assembler le corps, la tête, les ailes et les serres de façon très habile, si bien que son petit aigle était tout à fait articulé, souple, un jouet pour enfant. « Alyeko, Alyeko, touche-le, caresse-le, me disait-il. Il est notre salut. » Et il me prenait dans ses bras avant que la porte de la cabane ne s’ouvre et que l’on vienne me chercher pour me raccompagner. La nuit, je pensais à lui, à l’aigle, aux copeaux de bois, et me disais que cet homme-là, au moins, créait quelque chose dans cette vie si vide et sans établi.
Puis, un matin, quelqu’un vint nous couper les cheveux. Personne ne comprenait. Nos cheveux ressemblaient à des cheveux d’ange depuis tout ce temps, fins, longs mais fragiles, et cela faisait la fierté de certains. Dix centimètres, cela compte beaucoup dans le cours d’une réclusion éternelle. Mais n nous les coupa. Sans explication.
Notre semblant de liberté avait pris fin, laissant la place à l’incompréhension. On s’observait. On se jaugeait. Le soupçon était partout. Qui avait été à l’origine de cette initiative ?
Puis, coup de tonnerre merveilleux, on annonça la pièce de théâtre, dans la cour, ce serait pour le lendemain soir. Depuis longtemps le vieux Morianchikov ne m’avait pas fait demander et j’en souffrais ; il me manquait, je n’osais pas en parler autour de moi. Serait-il là pour la représentation ?
On nous convoqua tous, un soir, dans la cour, crâne rasé désormais, devant la cabane de Morianchikov dont les portes étaient grandes ouvertes. Il n’y avait pas de vent, la lune avait disparu. Nous dûmes nous asseoir à même le sol. Tout était noir. On ne distinguait même pas les profondeurs de la cabane – que tant de monde aurait voulu voir. Le silence dura longtemps, comme cela, dans la fausse chaleur des hommes serrés et la transpiration du jour après les travaux quotidiens, mais il y avait quelque chose de si soudain, de si nouveau que le calme régnait, les vieilles querelles s’étaient éteintes d’elles-mêmes dans l’enceinte du théâtre improvisé.
Puis, du fond de la cabane, une lueur grandit. C’était une bougie, on devinait un établi installé devant la cahute et, au-dessus, comme un drap dressé de part et d’autre, tenu par des rondins de bois, un grand drap blanc éclairé par derrière, par la bougie qui montait du fond de la bicoque. Tous les regards étaient tournés vers cette lueur grandissante, car elle s’approchait du drap – et bien sûr tout le monde savait que c’était Morianchikov, derrière, qui animait les ombres. Alors, au-dessus du drap dressé comme une voile, nous vîmes une forme monter dans la demi-pénombre. Je reconnus l’aigle. L’aigle tout entier, assemblé avec tout l’amour que lui avait porté Morianchikov. Et bientôt tout le monde, dans la cour, comprit que c’était un aigle, car la bougie l’éclairait de profil à présent, par la magie des mains de Morianchikov. Il y eut des premières acclamations, faibles, qui étaient des acclamations de bonheur car c’était là une belle illusion que nous n’attendions plus. Il y eut quelques bruits de chaînes car certains, les plus rebelles, n’avaient pas été désentravés. Et après quelques minutes, l’aigle s’étant montré sous tous ses profils, mais toujours au ras du drap, Morianchikov entonna une chanson que nous connaissions tous, un chant qui n’appartenait qu’à nous, le chant des chaînes, justement, le chant de la liberté retenue entre les murs.
Alors il se passa ceci que je n’oublierai jamais : la lueur de la bougie vint éclairer l’aigle par-dessous, et l’aigle, par la magie des mains de Morianchikov, l’aigle soudain se mit à se soulever un peu au-dessus du drap, le ventre caressé par la lumière de la flamme. Mais ce qui soudain ne nous apparut pas comme une évidence nous terrassa de joie. Morianchikov avait accroché aux serres de l’aigle des ribambelles de cheveux, nos cheveux, qui faisaient comme des lianes aériennes et qu’il venait d’enflammer. La lueur de la bougie était maintenant énorme, elle prenait tout dans son auréole : la cabane, l’aigle, nos cheveux qui tremblaient d’un feu ardent sous le ventre de l’aigle devenu léger, majestueux, et que les mains de Morianchikov lâchèrent bientôt pour le libérer. Et l’aigle soudain s’éleva dans les airs, maladroitement d’abord, incertain, puis sûr de sa trajectoire, d’un seul élan, porté par nos cheveux qui se consumaient pour mieux nous entraîner vers notre liberté, instant majestueux, grâce inespérée.
Je me levai d’un bond, quittai mes semblables et me précipitai vers Morianchikov, le prenant dans mes bras. « Cher, cher enfant ! », me dit-il.
Mais soudain nous fûmes séparés, ce fut brutal. On l’emmena tandis qu’il avait levé les bras au ciel et criait « La vie ! », en montrant l’aigle toujours plus haut dans le ciel. Il résistait. L’aigle montait encore dans un filet de lumière, nos cheveux s’étaient mêlés au firmament et tous les prisonniers exultaient, « L’aigle est tsar ! L’aigle est tsar ! Chère, chère liberté ! La vie recommence ! »
Puis il y eut un coup de feu et Morianchikov s’écroula sur le sol.
On entendit le bruit des chaînes, on rentra dans nos cellules, au début sans rien dire tandis que des gardes fermaient la cabane de Morianchikov, puis on se mit à chanter, bouche fermée, longue plainte emmurée, on se mit à chanter le chant des chaînes. Pour nous, pour l’aigle, pour Morianchikov.
Et ce soir, pendant que je pense à cette histoire,
cette histoire vieille de trente ans, je crois que je vais la raconter tout à
l’heure, à mi-voix, dans la cour, avec mes compagnons – ceux qui ne se sont pas
encore endormis. Cette histoire, c’était hier ; et demain, tout
recommence. Le temps efface tout. La fête est terminée. Demain, c’est de
nouveau un jour ouvrable, c’est de nouveau la corvée… Je regarde mes camarades
allongés, leur visage blême, leur couche misérable, leur nudité et leur misère
étalées. Voilà la réalité. Je sais que je resterai ici pour toujours, alors,
oui, je vais leur raconter l’histoire de l’aigle. Pour survivre. Pour tenir. Pour
exister encore un peu. Ici, nous n’existons que par les histoires.