Amorcée en 1848 – année de la publication du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels – la conception de L’Anneau du Nibelung est contemporaine des événements révolutionnaires de Dresde auxquels Wagner prend part aux côtés de l’anarchiste Bakounine. Dans ce contexte insurrectionnel, le compositeur dresse une critique économique et sociale de son temps dont plusieurs facettes abreuvent la Tétralogie.
Wagner réaliste
Wagner affirmait, alors qu’il était en pleine phase d’élaboration du livret de L’Or du Rhin, faire « partie de ces gens pour qui l’idée même de capital associé à des dividendes est un phénomène parfaitement immoral » (lettre à Julie Ritter, 9.12.1851). Parallèlement, son œuvre artistique n’est restée indifférente ni aux phénomènes d’industrialisation galopante de la seconde moitié du XIXe siècle, ni à la montée en puissance du système capitaliste. Si en effet le scénario du Ring s’appuie sur d’anciens mythes germaniques et scandinaves, Wagner les actualise de façon assez spectaculaire, et met en scène une véritable allégorie du monde du XIXe siècle, accordant une place éminente aux interrogations sur les rapports de pouvoir, sur la place de l’homme et de la nature dans la société moderne.
Qualifié par ses contemporains de « réaliste romantique moderne » (Eduard Krüger), et même de « Courbet de la musique » (François-Joseph Fétis), Wagner nous offre dans le Ring quelques moments illustrant de façon saisissante, à la fois réaliste et poétique, le monde de l’industrie. Dans la scène du Nibelheim en particulier, il brosse un tableau très sombre de l’univers dans lequel le prolétariat est exploité sans vergogne par la nouvelle classe dominante, incarnée par Alberich. Tout y est : le vacarme assourdissant des forges, les colonnes de vapeur et l’odeur de soufre, la pénombre brumeuse interrompue par des flammèches et des étincelles, sans oublier les lancinants gémissements du peuple des Nibelungen asservi par un maître tyrannique et mégalomane.
Le compositeur lui-même suggère un parallèle entre les forges du Nibelheim et les installations industrielles qui s’implantent dans toute l’Europe de la seconde moitié du XIXe siècle. Lors d’un voyage à Londres en 1877, il s’attarde en effet sur le spectacle des activités usinières et commerciales qui se déploient sur les rives de la Tamise et s’exclame : « C’est ici que le rêve d’Alberich s’est accompli. Nibelheim, domination du monde, activité, travail, on perçoit partout la pression de la vapeur et de la brume » (Journal de Cosima Wagner).
L’anneau, un portefeuille boursier
Mais les références aux relations économiques dans le monde capitaliste moderne ne se limitent pas à quelques tableaux isolés, aussi spectaculaires soient-ils ; elles sous-tendent l’ensemble de la Tétralogie et s’articulent autour d’un objet symbole, l’anneau. C’est autour de ce dernier que se cristallisent la volonté de pouvoir sous toutes ses formes, la cupidité et l’égoïsme. Dans l’un de ses derniers essais, Connais-toi toi-même (1881), le compositeur qualifie l’or de « démon de l’humanité qui étouffe toute innocence » et compare l’anneau du Nibelung à un « portefeuille boursier ».
L’anneau est un symbole, et il présente à ce titre deux aspects : c’est un objet visible, qui attire le regard (la dimension matérielle est essentielle à tout symbole), mais il renvoie en même temps à quelque chose d’abstrait, ce qui lui permet de cristalliser tous les fantasmes, en particulier le désir de possession et de pouvoir. On pourrait dire en paraphrasant Le Capital de Karl Marx que l’anneau d’Alberich, un objet simple en apparence, est en fait une sorte de fétiche, « une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques ». La spécificité de ce symbole réside chez Wagner dans sa fluidité, dans sa capacité à circuler constamment et à passer rapidement de main en main – c’est là une qualité qu’il partage avec l’argent ou les actions. Contrairement à ce que voudraient les lois de l’économie moderne, la circulation de l’anneau ne se fait toutefois pas dans le cadre d’échanges librement consentis, mais de manière violente, par la dépossession brutale, voire par le meurtre.
Reprenant à son compte la fameuse formule de Pierre-Joseph Proudhon, « la propriété, c’est le vol », Wagner montre dans le Ring que l’or ne peut être possédé qu’en étant dérobé à autrui. Après le crime originel, le vol de l’or par Alberich, c’est Wotan qui arrache l’anneau au Nibelung ; contraint et forcé, le maître des dieux cède ensuite aux géants le trésor volé à Alberich pour régler sa dette envers eux ; Fafner abat alors Fasolt pour devenir le seul possesseur de l’anneau ; Siegfried tue ensuite Fafner, s’empare du trésor et offre l’anneau à Brünnhilde, avant de l’arracher des mains de cette dernière dans une scène d’une violence inouïe, qui s’apparente à un viol. Pour finir, Gunther et Hagen tentent vainement de s’emparer de l’anneau sur le cadavre de Siegfried, précipitant ainsi leur propre perte.
La vie spectrale des possesseurs de l’anneau
La théorie de la libre concurrence propre au capitalisme moderne prend chez Wagner le visage hideux de relations de rivalité impitoyables, faites de méchanceté, de tentatives de déstabilisation, de haine ou de violence, que ce soit entre Alberich et son frère Mime, entre Alberich et son fils Hagen, entre Fafner et son frère Fasolt, entre Siegfried et son père adoptif Mime, ou entre Wotan et Alberich.
À ces relations dégradées entre les personnes, à cette aliénation de l’homme par rapport aux autres hommes s’ajoute une auto-aliénation de l’individu : Alberich, le maître tout-puissant des Nibelungen n’est plus, dans les deux dernières journées du Ring, qu’un misérable vagabond rongé par l’envie et la rancœur, Wotan se transforme de son côté en un voyageur fantomatique, spectateur impuissant de son inéluctable déclin, Siegfried, incarnation de l’innocence et de la spontanéité, devient quant à lui dans Le Crépuscule des dieux le complice (et la victime consentante) des sordides intrigues ourdies par Hagen. Mais la métamorphose la plus spectaculaire est celle du géant Fafner, changé après s’être emparé de l’anneau en un dragon hideux et réduit à une existence végétative. D’ailleurs, la phrase qu’il prononce lorsque Wotan et Alberich viennent le réveiller est devenue emblématique de l’attitude du capitaliste vautré sur ses biens accumulés : « Je gis et je possède. Laissez-moi dormir. » Les victimes de l’anneau – elles le sont avant tout de leur propre cupidité – n’ont plus qu’une existence spectrale, comme si l’anneau les avait vidées de leur substance vitale pour s’en nourrir lui-même.
On pense ici à la fameuse analyse de Karl Marx (auteur que Wagner n’avait pas lu, mais dont il connaissait à l’évidence les grandes thèses) : « Ce que tu ne peux pas faire, ton argent le peut, il peut manger, boire, aller au bal, au théâtre, il connaît l’art, l’érudition, les raretés anciennes, le pouvoir politique, il peut voyager, il peut t’attribuer tout cela, il peut tout acheter, il est la véritable fortune et la véritable capacité » (Manuscrits de 1844). Ne maniant pas l’ironie avec la même habileté que Marx, Wagner affirmait quant à lui dans un essai de 1848 que l’« émancipation du genre humain » ne pourrait se réaliser qu’après que cette « démoniaque notion d’argent » se serait évanouie tel un mauvais rêve provoqué par « un maléfique gnome nocturne ».