À l’Opéra Bastille, Wajdi Mouawad livre une mise en scène magistrale de l’Œdipe de Georges Enesco. Le metteur en scène libano-canadien propose une méditation visuelle puissante sur les différentes couches de sens du mythe grec. Un tour de force plastique et scénographique facilité par le fait que la tragédie lyrique du compositeur roumain permet à Mouawad de condenser et d’articuler dans une forme limpide et moderne tout ce que nous savons du héros Œdipe, depuis la faute de son père Laïos (coupable d’un viol sur un enfant) jusqu’à son décès aux portes d’Athènes.
Si l’opéra Œdipe reste une œuvre musicale assez méconnue, elle n’en finit pas de connaître d’étonnantes réinterprétations et métamorphoses.
La mise en scène de Wajdi Mouawad est fondée sur des choix radicaux, pleinement assumés et qui en assurent toute la force. En effet, il s’intéresse davantage au texte qu’à la musique, afin de mettre résolument en valeur le livret. Au lieu de débuter par l’ouverture musicale, son spectacle s’ouvre par un prologue en voix off qui raconte le crime du père d’Œdipe, Laïos, tout en soudant cet épisode à la notion de désir et à celle de labyrinthe. Par la suite, certaines répliques clés du livret d’Edmond Fleg sont simplement dites, voire hurlées par les chanteurs, mais non chantées. Et les paroles (françaises) ne sont pas projetées seulement sur l’écran de surtitrage en haut de la scène, mais directement sur des panneaux mobiles du décor, à hauteur des personnages. Nous sommes donc dans le monde du texte, de la lecture, de la tragédie, et l’on reconnaît bien là les partis pris d’un metteur en scène qui est homme de théâtre. D’ailleurs, Wajdi Mouawad avait déjà mis en scène une version d’Œdipe, adapté de Sophocle, au palais de Chaillot en 2016.
Cependant, c’est du point de vue visuel que la créativité est la plus étonnante. Les costumes rappellent un peu ceux des personnages du dessinateur Mœbius, coiffés d’étranges chapeaux floraux. Et il y a d’innombrables trouvailles, qui tournent souvent autour de la figure géométrique du cercle. Dans le deuxième tableau, par exemple, il est fait usage d’une vidéo : on voit un nuage d’oiseaux voler dans un cercle noir. Cette image rappelle le templum de l’Antiquité, que les augures utilisaient pour prédire l’avenir : suivant les vols des oiseaux traversant ce cadre, les oracles pensaient lire les lignes du destin. Rectangulaire chez les Grecs, ce templum devient cercle chez Mouawad. Plus tard, la sphinge est prise dans une cavité circulaire remplie d’une sorte de mucus, qui évoque un couloir de la matrice rempli de liquide amniotique. Plus tard encore, Jocaste (mère puis épouse d’Œdipe) déambule sur la scène avec, accroché à sa taille, un long tissu rouge représentant le cordon ombilical, qui disparaît dans le ciel du décor, et dont Œdipe finira par s’entourer…
Ce ne sont que quelques exemples, qui montrent que cette mise en scène va au-delà de la lecture freudienne tendant à réduire le mythe d’Œdipe à une simple problématique papa-maman. Chez Wajdi Mouawad, ce mythe devient une méditation sur la manière dont toute naissance contient déjà une mort, mais aussi sur la manière dont nous portons tous, au fond de notre labyrinthe intérieur, un désir qui pourrait nous anéantir. Un désir qui nous guette comme la figure du Minotaure, et que nous devons vaincre si nous voulons enfin trouver la lumière.
Clément Rosset : “Ma découverte philosophique centrale m’est venue en entendant à la radio l’opéra ‘Œdipe’ de Georges Enesco !”
Dans cet extrait du deuxième entretien de La Joie est plus profonde que la tristesse (Stock/Philosophie magazine éditeur, 2019), le philosophe Clément Rosset (1939-2018) revient sur la manière dont l’opéra Œdipe, de Georges Enesco, entendu à la radio, fut pour lui l’occasion d’une authentique illumination philosophique et lui livra le concept-clé de son œuvre, celui de « double ». Il revient aussi sur un élément central dans le livret de la tragédie lyrique signé Edmond Fleg : à savoir qu’Œdipe expie la faute de son père Laïos, un « détail » aux yeux de Sigmund Freud qui tend à faire du héros antique un agent mû par sa propre complexion interne, un névrosé solitaire en bute au destin.
Le mythe d’Œdipe a été pour vous l’occasion d’un déclic, puisqu’il vous a inspiré votre concept du double. Comment cela s’est-il produit ?
Clément Rosset : Tout s’est joué en moins d’une minute ! Ma découverte philosophique centrale, celle que je développe de livre en livre depuis trente-cinq ans, m’est apparue en un éclair, lors d’un éblouissement. Soudain, j’ai compris que l’essence même du réel, c’est de ne pas avoir de double. Il est dans la nature du réel d’être absolument singulier. Si bien que toutes les représentations que nous nous faisons du réel, les rêves que nous en avons, les ombres que nous croyons y déceler, ne sont que des fantômes et des déformations.
Un soir, à la fin du mois de février ou peut-être au début du mois de mars 1974, cette idée s’est imposée à moi. Je devais me rendre chez des amis pour dîner sur les hauteurs de Nice. Je me préparais à sortir, j’étais pressé et écoutais d’une oreille distraite la voix d’un commentateur de France Musique, qui présentait l’opéra du compositeur Georges Enesco, Œdipe. Ce commentateur rappelait sous forme condensée l’argument de la pièce de Sophocle. Il évoquait notamment ce passage, au début, où Œdipe apprend la prédiction de l’oracle de Delphes le concernant. Sur le champ, Œdipe décide, pour échapper à son destin, de quitter le roi et la reine de Corinthe, qu’il croit être ses parents, et qui, en vérité, ne le sont pas. C’est donc ce mouvement, cette volonté d’échapper à l’oracle qui le précipite dans le malheur et l’amène à tuer le roi de Thèbes, son véritable père, et à se marier avec la reine de Thèbes, sa vraie mère. Quand j’ai entendu cette, que je connaissais déjà, mon oreille s’est dressée comme celle d’un chien aux aguets. « Bon dieu, quel imbécile, il n’aurait jamais dû quitter Corinthe ! » me suis-je dit. Mais je me suis rendu compte aussitôt que je nageais là en pleine illusion, que je me mettais à penser que les choses devraient être autrement qu’elles ne sont. Au fond, ma découverte se résume en une formule : ce que nous prenons pour une version perverse de la réalité est le réel même. Le vertige qu’il y a dans une telle pensée, si on se donne la peine d’en tirer toutes les conséquences, m’occupe encore aujourd’hui. Quand je suis arrivé chez mes amis, j’avais conscience qu’un événement d’une importance exceptionnelle venait de se produire. Cela va peut-être vous sembler prétentieux, mais j’ai déclaré dès le seuil : « J’ai été visité par le génie de la philosophie. »
Il est donc possible d’avoir des « eurêka ! », des flashs en philosophie ?
Certainement. Du côté des classiques, on trouve des récits assez similaires d’illumination chez Descartes, chez Pascal ou encore chez Rousseau. Il n’est pas rare d’ailleurs que les idées qui vont nous occuper toute une vie nous apparaissent dans un moment d’inattention ou de rêve, à l’improviste. Cela me rappelle cette bande dessinée de Robert Crumb, l’album Head Comix, dans laquelle de mystérieuses boulettes, venues d’on ne sait où, frappent des personnages au hasard. L’origine et la nature de ces boulettes font l’objet de toute sorte de spéculations. Ce soir-là, j’ai reçu une boulette.
Entrons maintenant dans le détail du mythe. Comment vous situez-vous par rapport à l’interprétation qu’a donnée Sigmund Freud des mésaventures d’Œdipe ?
Cette interprétation présente un grave inconvénient, car Freud passe sous silence les antécédents de l’affaire. Or, il est impossible de comprendre les actions du malheureux Œdipe si l’on ignore les méfaits dont son propre père, Laïos, s’est rendu coupable. Freud a construit sa notion de « complexe d’Œdipe », qui fait aujourd’hui partie du b.a.-ba de la théorie psychanalytique, en se fondant exclusivement sur la version du mythe que donne Sophocle dans Œdipe roi, et encore, en la tronquant.
Quels sont donc ces antécédents censurés par Freud ?
Comme vous le savez, Laïos était roi de Thèbes. Un jour, bien avant la naissance d’Œdipe, il a reçu dans son palais Pelops, roi de Pise en Élide, accompagné de son fils Chrysippe. Chrysippe, âgé d’une dizaine d’années, était d’une grande beauté ; son prénom signifie d’ailleurs « cheveux d’or ». Laïos a conçu un tel désir libidinal pour ce jeune garçon, qu’il s’en est emparé nuitamment et l’a violé. Le viol de Chrysippe fournit le thème d’une pièce d’Euripide, Chrysippos, que nous avons perdue, mais dont il reste des fragments. Par la suite, ce motif apparaît chez de nombreux auteurs, notamment dans les Vies parallèles de Plutarque et dans les Tusculanes de Cicéron. Ce viol est donc bien connu des lecteurs de l’Antiquité. Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Peu après avoir quitté Thèbes, Chrysippe avoua toute l’affaire à son père. Furieux, Pelops demanda à Héra, déesse protectrice du foyer, de le venger. Vous savez qu’en ces temps-là, les hommes s’adressaient aux dieux plus facilement qu’aujourd’hui…
L’oracle de Delphes annonça alors à Laïos son châtiment : il aurait la vie sauve, mais serait interdit d’enfanter. Et s’il lui venait un fils – susceptible de monter sur son trône et de perpétuer sa lignée –, l’oracle prédisait que cet héritier le tuerait et qu’il épouserait sa femme.
Vous accordez donc peu de crédit à la notion de complexe d’Œdipe ?
Attention, ne me faites pas passer pour contempteur de la psychanalyse à la petite semaine ! Je considère Freud comme un penseur immense. Cependant, je suis d’avis qu’on ne doit pas accorder une excessive importance à l’Œdipe dans la construction freudienne. Ce qui me gêne aussi, c’est une autre bizarrerie de Freud, consistant à affirmer que ce qui est vrai dans certains cas doit valoir universellement. Autrement dit, la théorie psychanalytique affirme que tous les enfants passent par cette crise œdipienne, peu importe leur situation familiale, le profil psychologique de leurs parents, qu’ils aient des frères et sœurs ou non. Je me méfie beaucoup de ce passage à l’universel que vous trouvez souvent chez Freud et qui me semble être lié à l’époque dans laquelle il écrivait, pas très éloignée du scientisme, lequel exige qu’une loi pour être valable s’applique dans tous les cas.
“Le scénario du mythe est extrêmement bien ficelé, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de manière pour Œdipe de réaliser plus rapidement la parole de l’oracle”
Clément Rosset
Venons-en à votre propre interprétation du mythe. En vous appuyant sur l’histoire d’Œdipe, vous avez inventé un concept, celui de « double oraculaire ». De quoi s’agit-il ?
Je traite du double oraculaire dans la première partie du Réel et son double, ouvrage de 1976 qui a ouvert mon enquête sur le réel, laquelle m’occupe depuis. Revenons, si vous le voulez bien, à mon déclic, à mon illumination niçoise. Quand j’ai entendu le présentateur de France Musique raconter la mésaventure d’Œdipe, je n’ai pu m’empêcher de m’écrier : « Ah zut ! Quel imbécile, pourquoi a-t-il quitté Corinthe ! Il se précipite dans la gueule du loup… » Mais pourquoi cette réaction ? Parce que j’estimais que les choses auraient dû se passer autrement. Comment ça, autrement ? J’avais en tête une autre histoire, un autre destin pour Œdipe. Mais lequel ? Si vous y réfléchissez bien, le scénario du mythe est extrêmement bien ficelé, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de manière pour Œdipe de réaliser plus rapidement la parole de l’oracle, ou de façon plus vraisemblable. Comment, en effet, un homme pourrait-il tuer son père et se marier avec sa mère ? Le mythe, d’une certaine manière, c’est ici le réel. Le réel a une mécanique implacable et limpide. Il est direct. Néanmoins, il nous prend par surprise. Il déjoue notre attente. Parce que nous avons en tête un double du réel, nous pensons que le cours des choses devrait prendre une autre direction que celle qu’il prend.
“Le double est une illusion de pensée et non une pensée illusoire”
Clément Rosset
Nous imaginons par exemple que Laïos aurait dû s’y prendre autrement et tuer son fils lui-même, ou bien le garder au palais et le maintenir sous haute surveillance…
Même pas ! Il faut que vous compreniez ici un point important de ma pensée : le double, en l’occurrence le double oraculaire, n’est pas un scénario alternatif rigoureusement bâti. En fait, il s’agit plutôt de l’illusion d’un double, d’une simple nuée. Quand nous disons que les choses auraient dû se passer autrement, nous croyons que nous pensons quelque chose, mais en fait, nous ne pensons rien. Le double a un caractère évanescent, il est sans contenu, et pour autant, il nimbe le réel, il nous le cache. Le double est une illusion de pensée et non une pensée illusoire.
Dans "Le Réel et son double", vous écrivez : « Il y a bien quelque chose qui existe et qui s’appelle le destin : celui-ci désigne, non pas le caractère inévitable de ce qui arrive, mais son caractère imprévisible. » Pouvez-vous expliquer ce paradoxe ?
Nous autres, en ce début de XXIe siècle, nous ne croyons plus guère au destin – en tout cas, pas au sens grec du terme. Et pourtant, nous reconnaissons volontiers que le réel est ce à quoi on ne peut nullement échapper. Les causalités s’enchaînent de manière rigoureuse. Tout ce qui advient est absolument nécessaire. Cependant, nous ne sommes pas capables de prévoir ce qui va arriver demain, ou dans six mois, ou dans cinq ans. Tout ce qui arrive est donc à la fois inévitable et déconcertant.