La première fois que Titus vit Bérénice, il fut désorienté par sa beauté in-tranquille. Les hommes politiques se méfient des passions, elles sont un ennemi trop farouche. Il faut choisir la passion de soi pour ce métier puisque l’autre risque d’être imprévisible, l’autre met au défi de ne pas être écrite à l’avance, pas de fiche pour le sang trop fort ni de bristol pour les angles circonflexes de l’âme.
La première fois qu’il la vit, il était alors en pleine ascension, il était pour un temps l’homme prometteur, matois, retors, cerveau supérieur en vêtement populaire. Bérénice avait un port de reine, un corps ouvrant en grand vers les choix impossibles et sourd à la routine des lacs pauvres, un sourire si ébranlé qu’il se donnait comme un fruit d’été éphémère.
ELLE venait de rien, elle s’était fait TOUTE. Journaliste politique, sauterelle trop gracieuse dans cette nuée qui poursuit l’être public avec l’acharnement d’une ombre pour le pénétrer, le prendre en défaut, le cas échéant le soutenir, le détruire s’il le faut. Le contre-pouvoir.
Pour Titus, amoureux de la routine des médias, la présence de Bérénice, grâce et intelligence magnétique, réduisit au silence intérieur l’essaim bourdonnant des cartes de presse goudronnées aux sceaux ordinaires.
Les gens ne disaient pas de lui qu’il était bel homme. Ils ne disaient pas non plus qu’il était remarquable, ni même charismatique. Tôt dans sa carrière, il avait pâti d’une méfiance instinctive envers ce sourire pâle qu’il portait devant la nation, un sourire plus dessiné que vivant, accroché comme un accessoire utile en bas de sa figure ronde. Il appartenait au paysage politique depuis trop longtemps, sujet déjà marqué d’un échiquier sans fantaisie, il y avait acquis une place, sa place, la sienne, diable, sans faire une ombre réelle aux excités du premier rang, semblait-il. Il comptait dans l’équation : référence, opposition, parole, contre-parole. Affaires de mots et de discours. Il s’était hissé au rang des héritiers possibles aux horizons accidentels, des seconds couteaux à l’influence tout de même primordiale, il avait écarté les exaltés populaires, gentiment, sans se départir de ce sourire affable épinglé avec calme. Il avait caressé le pouvoir. Comme on le fait du genou si doux d’une femme trop ébaubissante jusqu'à se risquer à monter brutalement la main en suivant la courbe.
Il avait donc une belle carrière. Puis ce fut un petit désert, il était jeune encore. Il avait roussi ses cartouches, mouillé la poudre trop vite, fait quelques choix, discutables, malheureux, mal à propos. Décalé en coulisse par des plus beaux et des plus forts, il était tombé de l’échiquier. Tout nu, éprouvé, comme éveillé d’un long tunnel de démocratie rêvée, où les combats successifs avaient savonné l’idéal pour se travestir en intrigues décapitées. Titus était essoré. Fini. Il avait été maire. Député. Il avait dirigé un parti.
Mais un parti n’est pas la France.
Et Titus prit conscience, avec la fièvre de l’homme qui ne s’est jamais permis de tomber malade, que s’il n’avait pu épouser la France, la femme, il l’avait couchée dans son lit, et Bérénice valait bien un pays.
Alors on lave plus bleu que blanc, on se détourne des manuels bien écrits, parce que Bérénice fait transpirer, chaude salée, une seule seconde pour un toujours. Comment peut-on louper cela ? Comment peut-on sciemment prendre le chemin si droit quand celui de traverse a le goût du ciel d’averse ? On reste un homme ; même quand le costard désiré a éduqué la colonne vertébrale. Un homme, pas grand chose, mais ce possible si infime de dire : « Ta voix, ta chevelure, ta gorge de sirène intolérable, ta verve, pour un instant, un si petit instant, annihile les efforts et fruits de trente ans. Ne t’arrête pas. Ni de parler. Ni de vivre, Bérénice. Vis pour mon plaisir, un instant, un si petit instant, si ténu, Bérénice, qu’il n’existe pas. »
Titus quitte sa femme, c’est PUBLIC.
Titus se permet. Il fait dans la transgression. Il s’accommode. On casse la palette de la perfection dormante, les enfants et caetera. Et Titus reprend sa fortuite ascension. Ses idées ? Il faut y croire. Sa gauche ? Fais-moi rêver, chéri. Fais-moi encore rêver dans mes étirements nocturnes.
Bérénice est calme. Bérénice est guerrière.
Bérénice, frénésie de cendres d’une vie déjà violente, de choix irrémissibles, Bérénice déjà mère déjà putain, comme les femmes presque toutes les femmes, laisse se poursuivre le destin de l’Autre, laisse couler c’est une valse, parce que l’Autre nous grandit. Non ? L’autre nous fomente, nous modèle, c’est d’accord de s’estomper, parce qu’il n’y a pas que dans les livres qu’on s’abandonne, la vie aussi s’écrit, Titus. Alors Bérénice accompagne, arrange, assaisonne, assassine. Bérénice existe. Titus est suivi d’une ombre, qui amuse et embête. Et pourquoi pas. Elle est là, Bérénice, reine du Sabbat. Il faut bien que les magazines aient des sujets de couverture, et quand la souveraine est belle, que demande le peuple ?
Le maire-député-secrétaire-de-parti, oint de la défroque ad hoc, sort enfin des tranchées obliques au moment où soudain - grand art et prestidigitation, son rival évident se prend un trottoir. Pas un mince trottoir, garçon, plus que cela, un autobus sans conducteur sur le périph’. Accusé de viol, qui dit mieux.
Alors Titus s’impose sans grincer, s’impose sans couleur fauve, il se coule dans les entournures, parce qu’il dit vrai. Parce qu’il parle et que le peuple a besoin de mots, parfois plus que de pain, damn. Et de projets. Projette-moi. Projette-moi dans une échappée infrangible, fais-moi rêver des rêves des gens sans amour. Le peuple veut juste mettre son pantalon encore droit à la fin du mois, pour que ses enfants ne voient pas les plis dégueulasses. Pas trop.
Bérénice n’avait pas prévu le coup. Son affaire d’amour, qui se transforme en parchemin de Nation. L’Histoire-grand H s’invite dans l’intime. Qui peut accepter cela sans se trouer le cœur avec les clous des mesquins ? Mais Bérénice est une reine, elle a la grandeur des âmes qui s’abrogent. Je te rendrai fière de moi, disent les chansons populaires. On harmonise.
Le maire-député-secrétaire-de-parti se lance dans le jeu, la chasse, la soupe aphrodisiaque, on parle de présidence, baby, fais-moi l’amour. Encore, encore.
Et il y est, le terrien aux coutures simples et impeccables, en tête des sondages, ça passe. Ça glisse bien dans les bonnes marges. Les Français mettent leur petit manteau pour se rendre aux urnes. Ce n’était pas le scénario, mais qui prévoit vraiment la vie, Aphrodite ?
Titus est élu.
Titus est président. Le président de la République des Françaises et des Français.
Titus, c’est un beau nom pour un président. Parce que l’image, ami, fait le travail. Et l’Histoire jugera et rejouera les choix. Le peuple veut du symbole, le peuple est dans l’immédiat parce que l’on ne meurt que dans l’immédiateté. Et le peuple saigne. Alors AVANTI POPOLO.
Bérénice ne sait plus comment s’habiller. C’est ce que l’on demande à une femme, non, de savoir orner le moment viscéral ? Alors on coiffe, on poudre, on dresse. Parce que pour toi Titus, pour toute notre histoire et nos aléas des diables imprévus, je peux bien faire un brushing très correct le moment venu.
Titus est élu. Les urnes ont éructé. On veut de la gauche. On caresse un social au service du capital ; avant la mort, donne-nous des barricades échaudées et en trompe-l’oeil, comme les plafonds sublimes des églises qui s’évertuent à se prétendre être le ciel même.
Guillotine et dialogue historique :
- Ce soir Titus, tu ne t’appartiens plus. Ce soir, la nation te demande de t’oublier un moment pour toujours. Il n’y a plus de nuit dans ton emploi du temps, il n’y a plus que des urgences. Tu n’es plus un homme, tu es président. L’étreinte est terminée.
- Bérénice, les mots sont trop grands. Je serai président dans une heure, sur scène, et là, tout de suite, avant le déguisement de ciment, je ne peux ignorer l’homme, et l’homme te voit, Bérénice. Et autour rien ne s’éternise. Amour, tu es étrangère à mon destin. Tu ne fais pas partie du tableau d’origine.
- Titus, qui définit l’origine ? Quel bord est décideur des origines ?
Mais il ne s’agit plus de vivre,
es-tu à la hauteur du théâtre ?
- Encore une fois, je veux te serrer avant d’être président. Te serrer dans mes bras, simplement contre mon thorax, l’endroit où je respire ; parce que je suis en apnée. Parce que personne n’est prêt à être président. On n’est pas prêt. On ne défaille pas. Et on porte. Bérénice, tu es trop intelligente pour le costume.
- Vas-y, porte-le. Mon ange.
Et ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir.
Dixième élection de la Cinquième République. Avril. Il fait doux. Découvre-toi. Dix-huit millions d’électeurs. Tu n’as jamais été ministre, who cares, tu vas diriger la France. Tu es maître de l’anaphore, Moi, président.
C’est la fête au village, flonflons en terre de cœur, on mange du pâté sur le pain recuit, on danse sur des airs aux jeunesses maquillées, la vie en rose. De quelle couleur, Titus, la vie est coloriée avec toi ? Je suis une femme, je m’apprête aux couleurs survenantes, si tu les fais chanter. Balance le son.
Des yeux qui font baisser les miens
un rire qui se perd sur sa bouche
voilà le portrait sans retouches
de l’homme auquel j’appartiens.
Tu veux du populaire, prends. Les hommes le chantent depuis mille ans, les sourires, plein de dents. Eux.
Après la terre, il faut gagner la capitale à toute allure. Direction Paris. Les voitures présidentielles à mille kilomètres-heure sur l’autoroute, en haie d’honneur rugissante du nouveau couronné.
Bastille, la foule veut du corps. Toute la délégation attend, le doigt sur la couture du pantalon. Les drapeaux prêts à sortir des doublures des vestes re-lavées. Le peuple rugit. La garde s’aligne. C’est à toi. La Nation t’attend, mon tendre. La Nation espère.
Chorégraphie, klaxons, fanions tricolores ressuscités, liesse sans hasard, on y va. On traverse le Rubicon.
Et moi Bérénice ?
Je suis d’accord pour mettre mon corps en apesanteur, en petit point-virgule, parce que la vie dépasse la fiction. Parce qu’être une femme pour toi, c’est mettre mon aura en sourdine, c’est abandonner la fillette, la petite, et puis la femme, que j’ai été. C’est oublier celle qui parvient, qui arrive à la capitale, qui obtient des numéros de téléphone de magiciens, de journalistes aguerris, qui apprend à être reine des banquises, invente un genre de marquise, quand toute la nature crie à la chaleur, quand toute la nature cherche son singe en hiver. C’est le jeu, et jeu, fait roulette, poker, banqueroute et bingo. Je suis BÉRÉNICE !
Bastille, tu es sur scène, la foule chante, la foule désire, la foule sue, les gardiens sont au garde-à-vous, tout se joue, mon amour, je n’ai plus de place, je ne sais où envahir les bonnes doublures. Je suis sur une composition noire, j’ai suivi, j’ai subi, j’ai enjolivé. Maintenant, où mettre mon corps, la foule se fait meurtre, la foule est écran, et que l’amour, que l’amour, souviens-t-en ? Je suis coiffée et dressée et épilée par ton braquage. Je suis une silhouette. Où dois-je me placer ?
Bérénice, folle, libre, viole le protocole. La loi est dure mais c’est la loi ? Eh bien, moi, je danse dessus.
Bérénice s’avance vers Titus, et de ses lèvres, devant la Marseillaise, au-dessus même de la Marseillaise, allons enfants de la patrie le jour de gloire est arrivé, demande un baiser. Que veut cette horde d’esclaves, de traîtres, de rois conjurés ?
Donne-moi un baiser ! Imprécation, prière et serment pour les spectres sans agenda.
Titus, rien ne demeure que toi et moi, tes lèvres, ton corps, nos heures, embrasse-moi, une seconde, ce qui n’existe plus, cette langueur qui n’accepte aucune raison d’Etat. Cette toute petite sueur au-dessus de ta bouche, je la sens, tu restes un corps même en devenant ce soir un astre à crédit qui fait s’agenouiller le monde, embrasse-moi.
Et Titus embrasse Bérénice.
Acmé.
Le lendemain, le peuple se soulève. Fureur et commentaires.
Pour un baiser.
Dansons la carmagnole.
Et toi maintenant, embrasse-moi. Et tais-toi.
Vive le son du canon.