C'est Donizetti - et à travers lui ce charlatan Dulcamara – qui avait raison : les philtres d'amour existent ! Et quand c'est un ethnopsychiatre aussi délicieux que Tobie Nathan qui nous l'affirme, on aurait tort de ne pas le croire.
Pour commencer cet entretien, je voudrais relever un paradoxe qui m'intrigue : vous exercez la fonction très sérieuse d'ethnopsychiatre et vous n'en avez pas moins intitulé votre livre Philtre d'amour. Comment le rendre amoureux ? Comment la rendre amoureuse ?
Tobie Nathan : Il y a une idée qui court depuis des siècles selon laquelle l’amour naîtrait naturellement entre deux êtres, charmés par leurs corps harmonieux, leurs doux visages ou leurs belles âmes. Le postulat du philtre d'amour, qui est à la fois le point de départ de mes recherches et celui de l'opéra de Donizetti, c’est affirmer le contraire : le désir de l'autre peut être déclenché par une action délibérée. Attention, je parle ici moins d'amour que de passion. Il existe deux mots différents en grec pour dire l'amour : Philia et Eros. Philia, c'est l'amour apaisé de ceux qui partagent leur existence depuis vingt ans. Eros, c'est la passion, avec tout ce que cela implique de bonheur mais aussi de souffrance, et c'est cette passion que l'on cherche à déclencher par le philtre. D’ailleurs, remarquez que, dans l'opéra de Donizetti, le créateur de l'élixir se nomme Dulcamara, ce qui signifie doux-amer.
Pensez-vous vraiment que l'on puisse déclencher la passion amoureuse au moyen d'un philtre ?
Tobie Nathan : C’est une idée qui paraîtra provocatrice à certains, délirante peut-être. Mais elle n'en hante pas moins toute notre culture depuis l'Antiquité. Les Grecs avaient une expression pour désigner tout objet qui permettait de manipuler quelqu'un : ils parlaient « d'objets de contrainte ». Si vous trouvez ridicule l'idée qu'un objet permette de contrôler quelqu’un, regardez ce téléphone portable que vous avez posé sur la table : voici un objet que vous gardez en permanence avec vous, qui vous relie à une personne – en vérité à une multitude de personnes ! – et qui vous contraint à de nombreuses actions. Il s'agit d'un objet de contrainte.
À quand remonte l'apparition de ces « objets de contrainte » ?
Tobie Nathan : Dans l’Antiquité, on retrouve des traces de ces fameux objets, souvent des poteries. Les Grecs, que l’on imagine toujours fascinés par la rationalité, croyaient beaucoup en ce type de manipulation : on trouve de nombreux cas de procès où les gens prétendent avoir été victimes d’un de ces objets. Certains accusés allaient jusqu'à être emprisonnés. Les Grecs les avaient sans doute empruntés aux Mésopotamiens qui les avaient eux-mêmes empruntés aux Égyptiens. Il faut dire que ce sont des « techniques », et que la technique est ce qui circule le plus naturellement d’une culture à l’autre. Au Moyen-Âge, ils connaissent une grande fortune. Un dénommé Albert le Grand signe au XIIe siècle un traité très officiel de recettes magiques qui est parvenu jusqu’à nos jours : c’est le genre de livre que l’on trouve encore chez les bouquinistes, sur les quais de Seine. Il contient une recette fameuse pour rendre n'importe qui passionnément amoureux de vous…
Le message publicitaire est en tout point comparable au philtre d’amour, à ceci près qu'il ne dirige plus le désir vers un être mais vers un bien matériel.
C'est sans doute le moment de vous demander la recette d'un de ces fameux philtres…
Tobie Nathan : Oui, bien sûr. Savez-vous ce qu’est une « pomme d’amour » ? Non pas celles que l’on mange dans les fêtes foraines. La vraie pomme d’amour, selon Albert le Grand, celle qui rendra n’importe qui amoureux de vous. Prenez une pomme, coupez-la en deux et évidez-la en son centre. Recueillez trois cheveux de l'être aimé et tressez-les avec trois de vos propres cheveux, puis déposer la tresse au centre de la pomme. Ajoutez-y un papier sur lequel vous inscrivez avec votre sang, votre nom et le nom de la personne que vous aimez. Adressez votre prière à Sheva – sans doute une déformation du nom hébraïque Batsheva ! - puis refermez la pomme et mettez-la au four, de sorte qu’elle cuise comme une pomme de carême. Il vous reste encore à l’activer avec de la myrrhe puis à la placer sous le lit de l’être aimé. La nuit, la pomme libère son essence. En trois jours, cette personne tombera follement amoureuse de vous : Albert le Grand est formel.
Dans L’Elisir d’amore, Dulcamara ne s’embarrasse pas d’autant de précautions...
Tobie Nathan : Peut-être les connaissances de Donizetti étaient-elles quelque peu sommaires en matière de philtres : sa citation de Tristan et Iseut au début de l'opéra est très approximative ! Mais il est néanmoins un aspect de la question qu’il a parfaitement saisi : c’est le principe de « l’activation ». Dans toutes les cultures, l’objet censé rendre amoureux est un automate, un objet inerte auquel il faut insuffler la vie pour qu’il agisse. Or, comment insuffler la vie à un objet ? D'abord par le sang, bien sûr. Mais pas n’importe quel sang : le sang qui est encore actif, la première goutte de sang qui coule et qui contient encore la vie, d’où les sacrifices animaux préconisés dans de nombreuses recettes… Mais lorsqu’on n'utilise pas de sang, on peut recourir à deux autres substances : le parfum – comme chez le Grand – ou le vin, qui est une version symboliquement affaiblie du sang. C’est ce vin de Bordeaux qu’on retrouve dans l’opéra de Donizetti.
À partir de quand cesse-t-on de croire à ces philtres ?
Tobie Nathan : À partir du XIXe siècle, au moment de l’avènement de la publicité de masse. Mais je ne dirais pas qu’on cesse d’y croire. Je dirais plutôt que cette croyance se déplace, elle est phagocytée par la société de consommation. Qu’est-ce que la publicité sinon la volonté de faire naître le désir chez les consommateurs de la façon la plus artificielle du monde ? Pourquoi, lorsque vous vous rendez au supermarché, vous mettez-vous à désirer cette lessive plutôt qu'une autre ? Parce que vous avez été exposé et surexposé aux messages publicitaires ! Or, ce message est en tout point comparable au philtre d’amour, à ceci près qu'il ne dirige plus le désir vers un être mais vers un bien matériel. La publicité dévie les pulsions sexuelles pour les rediriger vers des objets de consommation. En cela, la société dans laquelle nous vivons actuellement détourne une grande partie de notre potentiel sexuel. En réalité, on a prétendu qu’on ne croyait aux objets actifs pour élaborer des formes de manipulation infiniment plus actives. D’ailleurs, Donizetti le sait bien. Son opéra se termine par le triomphe de l’amour, mais le dernier mot revient à Dulcamara, auquel cet heureux dénouement assure une publicité inespérée. Ses derniers mots sont : « Enrichissez-vous ! » C'est la devise de la Monarchie de Juillet ! La société matérialiste est en marche !
Au fond, n'a-t-on pas inventé les philtres d'amour pour combler un manque : parce que nous ne comprenons rien à la nature de nos désirs ?
Tobie Nathan : Il est intéressant que vous parliez de « nature du désir » parce qu'il y a en la matière deux écoles : celle qui se demande ce qu'est le désir et celle qui se demande comment il fonctionne. La première, c'est Platon, qui s'interroge sur le désir et finit par le définir comme un manque. Il n'a pas tort. La passion amoureuse, c'est avant tout la sensation d'un manque : même lorsque je fais l'amour avec l'être aimé, il me manque. On voudrait fusionner mais on ne fusionne pas vraiment. Ce ne sont que des flashs ! La psychanalyse se rangera du côté de Platon. La magie est du côté d’Aristote. Aristote ne s'intéresse pas à la nature de l'amour mais à son fonctionnement, au « comment faire », si vous préférez. C'est de cette seconde tradition que découlent les philtres d'amour, et vous aurez bien sûr compris que c'est cette tradition qui a ma préférence.
En somme, Donizetti est l'héritier des deux...
Tobie Nathan : Absolument, parce qu'on peut faire deux lectures différentes de son opéra. L'Elisir d'amore est aristotélicien si l'on le lit au premier degré et que l'on considère que le philtre de Dulcamara fonctionne, mais il est platonicien si l'on en fait une lecture plus psychologique et que l'on considère qu'Adina commence à s'intéresser à Nemorino lorsqu'il se désintéresse d'elle, lorsqu'elle le perd et qu'il lui manque. D'ailleurs, permettez-moi de m'arrêter encore sur le nom de Nemorino – qui signifie « personne » : c'est par l'amour qu'il devient quelqu'un, qu'il devient lui-même.
À la question « Qui suis-je ? », l'être aimé apporte une réponse : « Tu es celui qui m'aimes. »
N'est-ce pas un peu paradoxal, quand on a plutôt coutume de voir dans l'amour une perte de soi ?
Tobie Nathan : La littérature, peut-être. Mais pas la philosophie. Comme je ne peux me définir moi-même, je suis obligé de me définir par les liens qui m'unissent aux autres. À la question fondamentale « Qui suis-je ? », la philosophie a très tôt répondu par des objets, au sens psychanalytique du terme. Le scénario est le suivant : quand je tombe amoureux, je change et ce changement me pousse à me demander qui je suis. L'autre intervient alors en m'apportant cette réponse : « Tu es celui qui m'aimes. » C'est aussi vrai sur le plan social. Nous vivons avec nos parents jusqu'à ce que nous rencontrions l'amour qui nous permet de nous en détacher. Nous cessons alors d'être l'enfant de nos parents pour devenir un être social à part entière. L'amour nous constitue en tant qu'être autonome.
Dans votre livre, vous affirmez que l'amour est le fruit d'une manipulation. Ne craignez-vous pas que le philtre d'amour soit la porte ouverte aux manipulateurs et autres pervers narcissiques : toute la galerie des horreurs mise à jour par la psychologie moderne ?
Tobie Nathan : Il y a une différence fondamentale entre le philtre d'amour et la manipulation telle que la pratique le pervers narcissique. Pour dominer sa victime, le pervers cherche à l'isoler, à la couper du monde, de ses amis, de sa famille, de tout ce qui constitue sa vie sociale. A contrario, le philtre d'amour nécessite toujours l'intercession d'un tiers : précisément la personne qui fournit le philtre. C'est Branghien dans Tristan et Iseut, c'est Frère Laurent dans Roméo et Juliette, c'est Dulcamara dans L'Elisir d'amore. À travers la présence de ce tiers, la société conserve droit de cité dans la relation amoureuse, le couple demeure profondément inscrit dans la vie sociale. De toute façon, à bien y réfléchir, il y a toujours un tiers dans une relation amoureuse, quelle qu'elle soit.
Vous parlez toujours des mythes ou de la vie réelle ?
Tobie Nathan : De la vie. Enfin, pour ma part, il y a toujours eu un tiers dans mes relations amoureuses. Je me souviens de mon tout premier amour. Je devais avoir onze ans. Elle s'appelait Danielle et en avait quatorze. Un jour, une fille que je ne connaissais pas est venue me demander : « Est-ce que tu aimes Danielle ? » Je lui ai répondu que oui et, à partir de là, j'ai aimé Danielle. Je ne sais pas ce qui était passé par la tête de cette fillette, mais par cette question, elle est devenue l'auteur de ma première histoire d’amour.
Propos recueillis par Simon Hatab
Tobie Nathan est professeur émérite de psychologie à l’université Paris VIII. Il est le représentant le plus connu de l’ethnopsychiatrie en France. Il est l’auteur de Philtre d’amour. Comment le rendre amoureux ? Comment la rendre amoureuse ? dans lequel il explore la thématique du philtre d’amour de l’Antiquité à nos jours, partant du principe que l’on tombe amoureux non pas au gré des rencontres, charmé par un corps harmonieux, mais parce que l’on a été l’objet d’une « capture » délibérée.