L’air dit « du catalogue » est l’un des plus célèbres de Don Giovanni, et à très juste titre. Rappelons la situation : Donna Elvira, séduite et abandonnée par Don Giovanni, le cherche pour se venger. Don Giovanni s’enfuit, laissant son valet Leporello lui dire la vérité (dille pur tutto). Pour ce faire, le valet se réfère à un livre, qui n’est pas petit (questo non picciol libro), rempli du nom des conquêtes de son maître (è tutto pieno dei nomi di sue belle, cette précision est importante). Il propose à Donna Elvira de le lire avec lui (leggete con me). Cette lecture, qui offre d’indéniables côtés cocasses, est pourtant marquée par une grande cruauté : Donna Elvira découvre qu’elle n’est qu’un item dans une longue liste de femmes séduites et abandonnées.
C’est cette dimension de liste que je souhaite interroger. Le livret de Don Giovanni emploie les mots catalogo puis lista ; ces mots conviennent bien au livre que Leporello a sous les yeux, mais non pas à ce qu’il dit (ou plutôt chante) effectivement. Comme toute liste, le livre de Leporello contient des noms, en l’occurrence les noms propres des femmes séduites. À chaque nouvelle conquête de son maître, Leporello ajoute un nom dans sa liste. Mais ni Da Ponte, auteur du livret, ni Mozart, ne pouvaient envisager de mettre dans la bouche de Leporello une interminable liste de noms. Le valet ne chante donc pas ce qui est écrit dans son catalogue, il le transforme en tout autre chose, il le transforme en inventaire. Le texte chanté par Leporello ne contient aucun nom propre, mais des noms collectifs ou des catégories (« quatre-vingt-onze femmes » séduites en Turquie, « des blondes, des brunes »). Il s’agit bien d’un inventaire et non d’une liste (toute liste se prête à des comptages et récapitulations sous forme d’inventaires). La différence entre les deux notions n’est pas secondaire : l’inventaire, qui dénombre par blocs, est plus déshumanisant que la liste nominative.
L’air se découpe, aussi bien musicalement que narrativement, en deux moments distincts. Dans le premier moment, à quatre temps, allegro, Leporello donne un premier inventaire, par pays : 640 femmes séduites en Italie, 231 en Allemagne, 100 en France, 91 en Turquie et 1003 en Espagne (où l’action de l’opéra se déroule). Les quatre premiers chiffres sont classés par ordre décroissant, mais le cinquième et dernier est le plus élevé des cinq : l’effet rhétorique est puissant. Puis, dans ce premier moment toujours, Leporello énumère les catégories sociales dont relèvent ces femmes (bourgeoises, servantes, marquises, princesses, etc.) pour conclure qu’il en est de tout âge, de tout rang, et de toute forme (d’ogni forma). Ce classement par catégories pourrait servir à constituer un second inventaire (combien de bourgeoises, et combien de princesses ?), qui n’est que suggéré. Dans le second moment, à trois temps, andante con moto, Leporello énonce une série d’oppositions renvoyant aux particularités physiques des femmes séduites : blondes ou brunes, grandes ou petites, grassouillettes ou maigrichonnes, jeunes ou vieilles. Chacune de ces particularité est louée par Don Giovanni (Nella bionda egli ha l’usanza di lodar la gentilezza, nella bruna, la costanza : Don Giovanni a coutume de louer, chez la blonde, la délicatesse, chez la brune, la constance). Ces discours de louange, Don Giovanni les tient-il aux femmes, pour les séduire, auquel cas il s’agit vraisemblablement de discours mensongers ? Ou bien les tient-il à Leporello, confident et valet, auquel cas il s’agit de discours sincères ? Discours de séduction, ou discours d’assomption de son désir ? Difficile de trancher. Quoi qu’il en soit, les deux moments de l’air s’opposent comme le quantitatif et le qualitatif, l’énumération sèche, indissolublement comique et odieuse, d’un côté, l’esquisse d’une parole humaine, de l’autre (et la musique alors se fait plus caressante). Le passage du rythme binaire au rythme ternaire contribue au contraste entre les deux moments.
Dans cette série de symétries, qui évoquent un tableau à double entrée (lequel n’est que le croisement de deux listes), on notera une dissymétrie, aussi bien intellectuelle que musicale. Si les femmes blondes ou brunes, grandes ou petites, etc., sont également désirées par Don Giovanni, la paire « jeune / vieille » ne fonctionne pas de la même manière. La jeune fait l’objet de la prédilection de Don Giovanni (sua passion predominante), mais la vieille n’est conquise que pour le plaisir de la coucher sur la liste (pel piacer di porle in lista) ; à l’instant où Leporello chante le mot lista, la musique module au sixième degré mineur (de ré majeur à sib majeur, le sib étant le sixième degré minorisé de la gamme de ré majeur), avec altération corrélative du fa # en fa naturel ; une couleur sombre apparaît brusquement, au moment même où l’effet de liste est explicitement énoncé et assumé – effet suprêmement pervers : la conquête n’est plus suscitée par un désir de type érotique ou sensuel, mais par le désir assez misérable d’ajouter un item à sa collection. La pulsion d’enrichir une liste est contradictoire à la sincérité du désir, le désir répétitif se dégrade en désir de la répétition.
Nous sommes ici au cœur de l’air Madamina. La liste de Leporello nous dit l’essence du désir de Don Giovanni. C’est un désir qui abolit toute différence entre ses objets. Peu importe qui est en réalité la femme convoitée, Espagnole ou Turque, grande ou petite, villageoise ou comtesse, toute femme est bonne à séduire. Dans le livret assez brutal de Da Ponte, deux mots caractérisent la femme, l’odeur (mi pare sentire odor di femmina) et le jupon (purché porti la gonnella). Toutes les femmes se valent, en tant qu’elles sont femmes, de façon interchangeable et indifférente. Les pages éblouissantes consacrées par Kierkegaard à Don Giovanni, dans L’Alternative(1), analysent avec acuité cette logique d’indifférenciation. Don Giovanni, nous dit le philosophe danois, ne sait pas choisir, ne peut pas choisir ; il est pris dans un désir répétitif et contradictoire, répétitif parce que contradictoire : il ne désire que des commencements, mais qu’est-ce qu’un commencement qui ne commence aucune histoire ? Don Giovanni est l’homme de la discontinuité, ce qu’exprime très bien la forme purement additive de la liste (ou de l’inventaire, peu importe ici la distinction), qui est en réalité une non-forme, asyntactique par définition. La vie de Don Giovanni se dissout en une somme de conquêtes, somme qui ne peut jamais devenir une synthèse cohérente et sensée. Ici, le contenu du catalogue de Leporello est secondaire en regard de sa nature de catalogue ; le nombre 1003 (Ma in Ispagna son già mille e tre), que tout auditeur de Don Giovanni connaît, est en lui-même indifférent ; les autres nombres, de pure fantaisie et dont la vraisemblance importe peu, sont également indifférents. Seul compte le geste d’addition et de sommation, et son inscription maniaque sur le papier.
Pourtant Don Giovanni reste l’homme du désir, de la séduction, de la tromperie, de la sensualité irrésistible, et le désir de répétition n’engloutit pas totalement le désir répété. Dans la conscience collective, Don Giovanni est un séducteur avant d’être un collectionneur. La collection n’est pas première, elle est la conséquence d’un rapport immédiat au désir et à la conquête. C’est parce que son désir ne peut s’arracher à la sphère de l’immédiateté que Don Giovanni se fait collectionneur. C’est en ce sens, je crois, que Kierkegaard peut écrire que l’air du catalogue exprime « la véritable épopée de Don Giovanni »(2). La vie de Don Giovanni est un mouvement sans terme, une épopée folle, une course à l’abîme. Ce mouvement, continuellement évanouissant et continuellement recommencé, est celui même de la musique : la figure de Don Giovanni est essentiellement musicale. Don Giovanni, dit Kierkegaard, est un personnage d’opéra et non pas de théâtre.
Le désir de Don Giovanni est abstrait, il désire « la femme » ; ce désir a quelque chose d’irréel, comme est insubstantielle la musique par laquelle il s’exprime adéquatement. Mais ce sont des femmes réelles que Don Giovanni séduit et abandonne, et c’est d’une femme réelle qu’il a tué le père. De la réalité, le catalogue ne retient que les signes, et s’abîme dans la fascination de ces signes. Mais hors du catalogue, la réalité, y compris sous la forme fantastique de la statue du Commandeur, se développe selon ses propres lois, jusqu’au dénouement. Les conquêtes de Don Giovanni sont des commencements abstraits qui ne commencent rien, comme dans un rêve ; c’est la réalité qui achève et conclut, dans la catastrophe finale, ces milliers d’histoires que Don Giovanni n’a jamais commencées. Sous sa forme superficiellement comique, le catalogue de Leporello annonce la fin tragique du séducteur.
Bernard Sève est professeur en esthétique et philosophie de l’art au département de philosophie de l’Université de Lille, membre de l’UMR 8163 « Savoirs, Textes, Langage ». Il a notamment publié De Haut en bas, Philosophie des listes (Seuil, 2010), L’Altération musicale, ou ce que la musique apprend au philosophe (Seuil, 2002 et 2013) et L’Instrument de musique, une étude philosophique (Seuil, 2013).