Pour son entrée au répertoire de l’Opéra national de Paris, Le Prince Igor d’Alexandre Borodine est confié au metteur en scène australien et directeur du Komische Oper de Berlin, Barrie Kosky. Figure essentielle du théâtre contemporain, il évoque les défis scéniques et dramaturgiques qu’une telle œuvre amène à relever.
Le Prince Igor est une œuvre porteuse d’images folkloriques profondément russes. Comment l’avez-vous abordée ?
C’est un vrai challenge de représenter un opéra russe en dehors de la Russie. Le Prince Igor comme Boris Godounov ou La Dame de pique, sont des œuvres intimement liées à leur culture nationale. Mais rappelons qu’il s’agit d’interprétations de l’Histoire russe par des artistes. Elles témoignent de la façon dont ils aiment se représenter en scène, et n’ont donc rien de documentaire. En travaillant sur cet opéra, la première chose à prendre en considération est qu’en France on ne connaît pas l’histoire d’Igor, le personnage historique. De la même façon, les autres personnages n’ont aucune signification particulière. Il était donc important de présenter un récit contemporain auquel le public puisse se rattacher. Cette transposition nécessitait qu’il comprenne l’opéra sans connaître l’Histoire russe et sans se référer à l’argument. L’épopée du Prince Igor et du peuple russe doit être rendue universelle afin que le public parisien puisse trouver une connexion avec les thèmes amenés par le livret. La musique est très russe, le texte est évidemment en russe, mais les images présentées sont contemporaines et renvoient à différents environnements qui, dans notre monde globalisé, sont familiers à n’importe qui.
Une fois le folklore et la dimension épique mis de côté, comment fait-on du théâtre avec un opéra où l’action est très réduite ?
Comment mettre en scène un opéra qui n’est pas achevé, qui est dramaturgiquement bancal et dont le livret n’est pas particulièrement brillant ?... J’avoue avoir un amour pervers pour ce type de challenges qui s’avèrent généralement très intéressants, surtout lorsque la musique est porteuse de grandes émotions. Ce qui est le cas ici. L’un des défis majeurs a été le traitement de la destruction de la ville. Nous savons qu’il y a une guerre, que des gens meurent, mais nous ne la voyons jamais. Par ailleurs, avec des opéras tels Carmen, Don Giovanni, Boris Godounov, l’impulsion théâtrale est dictée par les personnages. Or ici, vous ne pouvez rien attendre d’eux. Ils vont et viennent, sans véritablement habiter le plateau. Igor est ainsi peu présent sur scène. Le plus présent est le Chœur, autrement dit le peuple. On le voit partir en guerre, se livrer à des bacchanales, aller à l’église, on le voit perdu, prisonnier, en deuil. Il est bien plus tridimensionnel que ne le sont les personnages principaux. Le peuple devient ainsi le catalyseur dramatique de l’opéra. Et en analysant ses comportements, nous arrivons au constat suivant : aujourd’hui comme de tout temps, il semble que le grand drame collectif soit ce besoin de donner le pouvoir à un seul et même leader.
Le Prince Igor est aussi une œuvre sur le déracinement et les sentiments qui lui sont généralement associés comme la nostalgie, le manque de l’être aimé, mais encore la difficulté de rentrer chez soi, dans tout ce que cela a d’homérique.
J’ai toujours été intéressé par la notion d’exil et le fait d’être déraciné de sa culture. C’est une idée qui file mon travail. Peut-être à cause de ma judéité. Peut-être aussi parce que mes grands-parents ont quitté l’Europe pour l’Australie et que j’ai moi-même quitté l’Australie pour Berlin. L’image biblique de l’exil propre à l’Ancien Testament n’est plus une métaphore qui fonctionne pour le seul peuple juif. Nous vivons à une époque où il n’y a jamais eu autant d’exilés et de réfugiés qu’il y en a eus dans toute l’histoire de l’humanité. Mais l’exil fait partie de la condition humaine. Il est inhérent aux débuts de notre humanité comme en témoignent les tribus nomades africaines. Les cultures naissent du déracinement des êtres et de leur rencontre avec d’autres cultures. C’est aussi valable avec les invasions ou les guerres. Mais par-delà cette idée, ce qu’il y a de plus important dans Le Prince Igor, est la solitude du peuple, perdu, sans foyer. Comment peut-il survivre ? La position est semblable à celle des Hébreux dans le désert qui cherchent un leader. Moïse, Jésus, Igor, Poutine, Trump… Derrière ces personnages, il y a ce postulat, et l’éternel problème, que seul un homme – et non femme – peut nous sauver. Pourquoi cette idée ridicule ? On pourrait en déduire qu’Igor est dépeint comme un héros. Or l’opéra nous montre un personnage qui ne fait rien de correct. Il perd son armée, la guerre, il est fait prisonnier, il perd sa ville. Tout conduit vers l’idée de défaite. Personnelle et collective.
Cette idée d’échec n’est-elle pas le fil rouge du second monologue qui intervient dans le dernier tableau de cette production ?
Absolument. Ce second monologue aborde la honte liée à l’échec, la culpabilité du meneur qui se flagelle d’avoir agi comme il l’a fait. Nous sommes là face à un homme égaré qui ne peut se confronter à son peuple. Il ne lui est désormais plus possible de le regarder dans les yeux. Ce monologue, qui devient le cœur du tableau final, amène des sentiments particulièrement forts. Un homme honteux m’a toujours paru plus intéressant qu’un homme criant victoire.
Le deuxième monologue amène cette vision torturée et noire du personnage. Mais il y a également un premier monologue d’Igor, habité notamment par l’image de sa femme. L’idée de déchirement est bien sûr liée à son exil, mais aussi à sa difficile réunion avec Iaroslavna.
Le premier monologue est empli de ses rêves et visions, il y fantasme le retour dans sa patrie auprès de son épouse. Mais à la fin, le traumatisme est tel que leurs retrouvailles ne peuvent donner lieu à un happy end. Le personnage de Iaroslavna diffère des opéras historiques, où les femmes ont essentiellement des seconds rôles. Dans cette œuvre, l’épouse chante plus que son époux. Elle possède les pages musicales les plus mélancoliques et constitue le cœur émotionnel de l’opéra : sa loyauté à son mari, sa détermination à traverser les épreuves, à s’accrocher à la vie dans le but de revoir Igor, donne au public un élément auquel se raccrocher.
D’un point de vue formel, le monologue renvoie à l’isolement. La vie intérieure du prince constitue un axe dramaturgique fort pour vous ?
En effet, là où les opéras russes nous habituent à de longues scènes où les tsars font face au chœur, Igor est essentiellement avec sa femme, le khan ou seul. Il s’agit donc de scènes privées. La solitude de cet homme et ses questionnements ont beaucoup pesé. Jusqu’à la fin de l’œuvre, Igor est dans la projection. Que pourra-t-il faire une fois revenu chez lui ? Son futur reste en suspens.